Nicolas Ross: Réunion rue Daru
Pour se mettre dans l’ambiance de l’époque trouble et décisive pour l’avenir de l’Exarchat russe d’Europe occidentale du Patriarcat de Constantinople. Il s’agit de la traduction d’un extrait du Journal de Pierre Kovalevsky, daté du mercredi 29 août 1945 et tirée d’un livre à paraître prochainement.
N.R.

Réunion rue Daru.
Je suis allé rue Daru pour tout préparer, mais en vain. Il y avait une telle obstruction de la part du père Savva qu’il a été impossible de rien organiser. Dans l’intérêt même du point de vue qu’il défend, il aurait été utile de prévoir le programme de la séance, la rédaction du protocole etc. Il ne faisait que déambuler dans la cour et dans le bureau en répétant à tout le monde : « C’est une réunion de tchékistes, convoquée sur l’ordre du GPU », ce qui a révolté beaucoup de personnes.
La majorité des clercs et des laïcs a une attitude correctement conservatrice : tout en saluant dans l’amour les arrivants et la possibilité d’avoir des relations avec eux, ils veulent conserver ce qui a été créé en 25 ans, ce qui a une valeur originale, et veulent défendre la liberté de leur action dans l’Église et de leurs activités contre toute influence politique. Seules 5-6 personnes (parmi les présents) souhaitent une soumission totale et sans réserves.
Un autre groupe irréductible se rassemble autour de l’archimandrite Cyprien. Le Métropolite et le père Savva constituent les pôles les plus extrêmes par rapport aux groupes qui penchent de leur côté. Le Métropolite rejette notre existence et la valeur de nos activités ici et, de cette manière, notre passé dans lequel il s’est impliqué, et il veut ainsi le gommer entièrement. Le père Savva ne fait que se répandre en imprécations.

Il a été décidé de ne laisser entrer que les délégués. J’ai proposé de tenir une liste à l’entrée, le père Savva l’a refusée, mais au bout de 10 minutes, il l’a autorisée pour les laïcs, après que j’eus mis du papier et une plume sur la table. À la place des seuls délégués, il a laissé entrer quantité de personnes extérieures qui, par ailleurs, étaient des gens bien connus. Il a confié le secrétariat au « groupe de résistance », alors qu’il avait affirmé, une demi-heure avant cela qu’il ne fallait ni compte-rendu, ni protocole (à Th.G. Spasski, K. Andronikov et Sacha Schmemann, qui ne représentaient personne).

Le métropolite Nicolas est arrivé un quart d’heure à l’avance et les quatre évêques se sont consultés entre eux pendant quelques minutes. À 5 h précises, ils sont entrés dans l’église, après avoir été salués sur les marches par le recteur, le clergé et, vu l’absence du marguillier, par A. Merkoulov. À la question d’Afonski au sujet de ce qu’il fallait chanter, le père Savva a répondu : « Rien du tout ! » Alors, je me suis mis d’accord avec le père Grégoire Lomako et il a été décidé de chanter À Ta très pure image (aujourd’hui, c’est la fête du Troisième Sauveur). Tout le monde était assis sur des chaises, disposées en travers de l’église. Les évêques se sont installés à une table, dans des fauteuils. […] Le métropolite Euloge voulait s’asseoir au centre, mais j’avais disposé deux fauteuils l’un à côté de l’autre et deux sur les côtés, pour les deux évêques. Mais comme le métropolite Nicolas, à cause de la surdité du Métropolite dans son oreille droite, a voulu s’asseoir à gauche de lui, je pensais que le métropolite Euloge s’assoirait dans le fauteuil de droite, mais il s’est assis dans le fauteuil de gauche et le métropolite Nicolas s’est retrouvé totalement de côté.

Le premier à prendre la parole fut le métropolite Euloge. Bien qu’il eût apporté des notes, il a parlé sans les consulter. Je n’ai jamais entendu de discours à la fois aussi incohérent et aussi déconnecté de la réalité. Il y avait là des anecdotes concernant de vieilles dames, les larmes et l’attendrissement provoqués par la rencontre avec une jeune fille soviétique qui a conservé sa virginité durant 20 ans, mais aussi un appel à tout abandonner et à partir là-bas, parce que c’était là-bas que se trouvaient les vraies tâches à accomplir. Le plus désagréable était de voir Monseigneur noircir le tableau de notre vie en émigration en parlant d’une dénationalisation totale, qui n’existe pas, de la conversion de notre jeunesse au catholicisme, ce qui est un vrai mensonge etc. Pourquoi se comporte-t-il ainsi ? L’impression laissée est très pénible. « Recevez-nous, vos parents pauvres, chez vous », voilà sa conclusion.
Le métropolite Nicolas, dans un brillant discours qui a duré une heure, a exposé la situation de l’Église dans les circonstances présentes. Bien sûr, la NEP dans l’Église a redonné du pouvoir à la hiérarchie et on peut se réjouir que certaines choses aient déjà été faites et que beaucoup d’autres pourraient être faites, mais son exposé est quand-même trop optimiste. Si beaucoup de choses ont changé depuis 1943, il y avait encore des persécutions en 1941, alors que d’après ses affirmations, il était possible d’agir même en ces années-là. Les chiffres indiqués par le Métropolite doivent être pris comme des vœux, et non comme la réalité (20 000 paroisses et 30 000 prêtres). Il est évident que toutes les informations disponibles convergent sur un point : il y a un manque considérable de prêtres et on n’a pas assez de membres du clergé pour desservir les églises qui sont ouvertes. […]

Après le métropolite Nicolas, c’est le père Grégoire Lomako qui a parlé au nom de toutes les paroisses. Bien qu’il eût rédigé son texte lui-même, sans consulter une seule paroisse, son exposé a été reçu par tous avec une approbation silencieuse et je peux affirmer qu’il correspondait au sentiment général. Il s’est exprimé, comme toujours, avec une grande aisance. Il a noté l’importance de la paroisse et de l’église dans la vie de l’Église hors frontières, l’esprit de sacrifice des exilés lors de l’édification de leurs lieux de culte, leur situation différente dans les pays orthodoxes et les pays non orthodoxes, les erreurs des évêques et le fait que la soumission au Patriarche œcuménique était juste, en sa qualité d’évêque des orthodoxes qui vivent en dehors des frontières de leur Église locale. Mais la fin de l’exposé du père Grégoire a manqué de clarté : « Il faut que Moscou se mette d’accord avec Constantinople, mais il est également indispensable que nous restions sous Constantinople ». Le plus important est que dans son exposé eut été établi le fait que l’Église russe hors frontières avait une existence propre, et qu’il était souhaitable qu’elle fût autonome.

La réunion aurait pu s’achever à ce moment-là et on aurait eu l’impression qu’on avait écouté des exposés sans que se fût exprimé l’avis du clergé et des fidèles. Mais alors le métropolite Euloge a commis une bienheureuse erreur. Il a proposé de passer aux résolutions et d’envoyer un télégramme à Constantinople avec une demande de renoncer à nous garder sous sa juridiction et de nous transférer sous celle de Moscou. Trois personnes (dont le père Constantin Zambrjitski) ont crié : « Nous le demandons ». Mais les autres ont exprimé une désapprobation totale et, tout-à-coup, toutes les langues se sont déliées. Durant la dernière heure, dans une série de discours et d’interventions de meeting, tous les courants se sont exprimés, et on peut dire que les délégués de Moscou ont pu découvrir un tableau complet de toutes les difficultés présentes (et non de la décision simpliste que préconise le métropolite Euloge), et les participants ont pu se rendre compte de la responsabilité et de l’importance des décisions à prendre.

Le premier à parler, très bien et de manière très concrète mais vive, fut le père Vassili Zenkovski. Il attira l’attention sur le fait que les orthodoxes hors frontières étaient étrangers au pouvoir soviétique, qu’ils étaient appelés sous les drapeaux dans les pays où ils résidaient et que, pour cette raison, beaucoup de ce qui est naturel dans les limites de la Russie soviétique ou même dans les pays qu’elle occupe, n’est pas applicable ici. Il s’est opposé avec la plus extrême vigueur à l’image négative, brossée par le Métropolite, de notre existence ici. Nos activités se développent et nous accomplissons ici notre travail d’orthodoxes. C’est pour cela que l’autonomie est indispensable pour l’Église hors frontières. Ce qui apparaît à Moscou comme le summum de la liberté, après 20 années où elle était absente, nous étoufferait totalement.
Les mêmes idées ont été exprimées par le représentant de la paroisse de Rueil-Malmaison. A.V. Kartachev, malheureusement, après avoir exprimé des idées justes au sujet des fidèles et de leurs guides, ainsi que de la nécessité de débattre de tout et de tout préparer, est parti dans un exposé savant, qui en a effrayé beaucoup.
Le Métropolite, qui jusqu’à cet instant avait paru indifférent, s’est animé brusquement et a dit d’un ton à la fois vexé et têtu : « Il n’y a pas que la conciliarité dans l’Église, mais aussi un aspect apostolique, et les décisions ne sont pas prises par les fidèles, mais par les évêques ». Et il a tapé plusieurs fois sur la table. Il s’est découvert par ailleurs que des pourparlers entre Constantinople et Moscou à notre sujet (d’après le métropolite Nicolas), non seulement étaient en cours, mais avaient presque abouti, et qu’il était donc tout simplement incongru d’envoyer un télégramme.
Ensuite a débuté un meeting général. Le père Constantin Zambrjitski s’est exprimé pour une soumission totale, le père Choumkine pour une confiance totale au Métropolite, Kachkine, le marguillier du Petit-Clamart, contre le clergé qui provoque des schismes etc. Enfin, vers 8 h, la réunion s’est achevée. Parmi les 80 personnes présentes, plus de 60 étaient pour une solution conservatrice et protectrice des acquis, environ 10 sont restés dans une opposition résolue, près de 10 étaient pour une soumission totale et sans conditions [à Moscou], et une seule (le métropolite Euloge) pour la liquidation de tout et le départ là-bas.

Le métropolite Nicolas a tout le temps écouté avec attention et, semble-t-il, a compris où se trouvaient les difficultés et ce qu’il fallait faire. À la fin, il a dit en son nom propre et en celui du patriarche Alexis, que pour l’Église hors frontières serait conservé le statut d’exarchat avec sa propre organisation et avec le métropolite Euloge à sa tête.

Rédigé par l'équipe de rédaction le 8 Mai 2010 à 08:44 | 0 commentaire | Permalien



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