PREMIÈRE FÊTE DE PÂQUES DANS LE « GRAND CAMP »
Nikita Krivochéine
Traduit par Bruno Bisson

Je quittai le camp de Sosnovka en février 1961. Pâques n’était pas loin et j’attendais avec impatience cette Fête pour aller à l’église Saint-Jean-le-Guerrier, qui est rue Iakimanka, en face de l’Ambassade de France. Grâce à cette proximité, l’église ne fut pas fermée sous les Soviets. Les détenus politiques appelaient « Grand camp » tout le territoire de l’URSS. En effet, outre l’espace réservé aux promenades, à l’exception des villes sous régime spécial ( art. 39-40 « Dispositions sur les passeports » ), le choix de manger et boire, la différence n’était alors pas si grande entre l’OLP ( Camp n° ... ) et un sixième – à l’époque – de la surface du globe. Quant au choix de livres à lire ( jusqu’à l’apparition du samizdat ), que ce soit en prison ou en liberté, il était quasiment le même partout.

Avant la prison En avril 1953, le Vendredi Saint, Ivan Bruni, qui avait appris le matin même la fin de l’« affaire des médecins », m’étreignit en s’exclamant : « Nos proches vont bientôt revenir ! » Plusieurs des siens étaient détenus et moi je n’avais que mon père derrière les barreaux. Je ne le crus pas vraiment, mais les choses se passèrent pourtant ainsi. Du vivant du camarade Staline, et même tout de suite après qu’il débarrassa le plancher, l’église n’était pas pleine et les hommes d’âge moyen, sans parler des jeunes, étaient très peu nombreux. L’église de SaintJean-le-Guerrier, l’appartement moscovite de Vladimir Nikolaïevitch Beklemichev et de Nina Konstantinovna Bruni étaient pour moi des oasis de normalité, ces lieux m’offrant consolation, chacun à sa manière. Les parents de Vladimir Beklemichev avaient été les propriétaires d’un domaine voisin de celui des Krivochéine ( à Chklov, près de Moguilev ), lui avait grandi avec mon père et mes oncles Oleg et Vassili, le futur évêque de Bruxelles et de Belgique.

Seul un miracle, et Dieu en produisit une abondance sous les Soviets, sauva Beklemichev de la mort à laquelle le promettait ne fût-ce que son nom de famille. Il ne fut jamais arrêté. Au cours de toutes les « vagues d’extermination », les tchékistes tinrent peut-être compte du fait qu’il avait triomphé dans la lutte contre la malaria et qu’il était plus raisonnable de le maintenir en liberté.

PREMIÈRE FÊTE DE PÂQUES DANS LE « GRAND CAMP »
Vladimir Nikolaïevitch Beklemichev resta orthodoxe toutefois sans l’afficher. Il était passionné de philosophie de la nature, connaisseur de poésie, et pas seulement russe, lui-même auteur de poèmes magnifiques. Dans son appartement rue Pestchanaïa il avait pu conserver de vieux livres, des gravures de Piranesi.

Ses rencontres avec moi, puis avec mon père après sa libération et monseigneur Basile, étaient pour lui quelque chose de quasi surnaturel. Sans son aide et son affection profonde, son attention de chaque instant, je n’aurais jamais pu finir mes études et obtenir mon diplôme. Le recteur de la paroisse de Saint-Jean-le-Guerrier était le père Igor qui nous prenait aux tripes avec ses sermons, souvent audacieux pour l’époque. D’autre part, la chorale chantait bien, un peu comme celle de Paris. Ma présence, bien qu’insuffisante, par paresse, dans cette église ne suscita absolument aucune réaction à l’Institut des langues étrangères alors qu’extérieurement je ne pouvais quand même pas passer incognito là-bas.

À l’office de Matines de Pâques 1953, comme par le passé, le père Igor avant le départ de la procession demanda aux hommes de se tenir par la main et de former une chaîne humaine pour constituer une sorte de couloir. Même pour Pâques le compte des hommes était vite fait. Les agapes de fin de carême rue Bolchaïa Polianka chez Nina Konstantinovna étaient très originales, avec des œufs présentés comme des oiseaux et un magnifique gâteau « de printemps » ( c’est sous cette dénomination que les magasins d’alimentation vendaient les traditionnels « koulitchs » ). Malgré tout c’était le début d’une espérance, pas seulement celle de Pâques, mais pas non plus la « fête des malheurs passés », à la manière de l’écrivain Saltykov.

***
Carême involontaire Cinq ans plus tard, en 1958, j’étais dans la prison intérieure du Comité de sécurité d’État près le Conseil des ministres de l’URSS ( KGB ), dans le bâtiment de la Grande Loubianka. On ne pouvait suivre le calendrier qu’en se repérant aux dates inscrites sur les procès-verbaux d’interrogatoire ou les reçus des remises de colis. Rien de pascal ni sur les unes ni sur les autres. En cette saison-là, en raison des événements de Hongrie et du festival international de la jeunesse et des étudiants de Moscou « Pour la paix et l’amitié » la prison était archipleine. Il y avait là aussi quelques avantages : l’absence d’interrogatoires de nuit, une bibliothèque accessible et loin d’être pauvre et surtout, une fois tous les dix jours, des remises d’abondants colis de la part des proches. Tout cela était cependant insuffisant, j’absorbais donc en guise de repas la bouillie du soir aux grains d’orge comme des shrapnels et la soupe infâme et puante. J’avais pourtant assez de sucre, de bonbons et le poids minime autorisé de saucisson pour soulager mon estomac. Les colis des parents étaient aussi reconnaissables que leur écriture. C’était l’époque, pardonnez-moi ce cliché, dite du « dégel ». C’est Maxime, le seul des « hommes poupées » ( voir Le premier cercle de Soljénitsyne ) de la Loubianka, connu par son prénom de tous les pensionnaires, qui assurait la distribution des livres et des colis, ainsi que la tonte des détenus.

Même mon père recevait de lui des livres en 1954, durant son deuxième séjour pour révision de son dossier. La prison intérieure fut liquidée au milieu des années 1960 et Maxime avec ses livres et sa tondeuse se déplaça à la prison de Léfortovo, où bien des années plus tard Vladimir Boukovsky eut aussi affaire à lui. Maxime était le seul des gardiens ( il ne portait pas d’uniforme mais une blouse grise ) à énoncer parfois des phrases complètes : sujet, verbe, complément. Il allait même parfois jusqu’à plaisanter. À la question de mon compagnon de cellule Viktor Kariakine « Qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui à la télé? » il répondit : « Culbuto, deuxième épisode ».

À noter qu’un tel échange était absolument inconcevable avec ses collègues. Il est pour moi presque impossible de faire son portrait, même un ordinateur moderne échouerait à en faire un portrait-robot. Je suis convaincu que les autres clients de son salon de coiffure n’y arriveraient pas mieux : les cheveux noirs, taille moyenne, Maxime était le summum du terne et de l’impersonnel. Malgré, pourtant, sa capacité, unique parmi les gardiens, à prononcer des phrases complètes. L’un des dix jours qui suivaient Pâques Maxime apparaît dans la cellule avec un colis emballé dans du papier : « Signez ». Un colis ! Je ne m’aventurerai pas à relater la totalité de son contenu mais il contenait ce qu’avaient éprouvé mes parents à le préparer et à faire la queue au guichet de la rue Kouznetsky most pour le remettre à la permanence de la prison. Parmi le comestible trois œufs durs peints de rouge ! Joie, gratitude, le sentiment d’être transporté à Saint-Jean-le-Guerrier, vers les prières.

Il ne restait déjà plus grand-chose du colis quand après la mauvaise soupe le gardien aboya : « À la tondeuse ! » La grande cellule d’angle était meublée non pas d’un tabouret mais d’une chaise, par terre un torchon, des touffes de cheveux. L’éclairage sinistre d’une ampoule protégée par un grillage et de la petite fenêtre au verre dépoli. Tonte silencieuse. Une pause, la tondeuse écartée du crâne labouré, et Maxime demande : « Bien reçu les œufs? Tout mangé? Pourquoi ton Dieu ( faut-il l’écrire avec une majuscule venant de sa bouche? ) ne t’at-il pas libéré et te voilà toujours chez nous? » En-dehors de toute modestie je dirai qu’au cours de ma vie j’ai accumulé quelques répliques improvisées propres à plonger l’interlocuteur si ce n’est dans la stupeur, du moins dans un silence prolongé. La métaphysique et la théodicée pendant l’opération de raclage des joues et de la tête estourbissaient tellement que je me sentis pris de court et que ma réponse fut malvenue et insignifiante. Reste de cette tonte une désagréable impression…

Curieusement, je ne me souviens pas vraiment des Pâques vécues en camp. D’habitude les fêtes de Pâques correspondaient à des moments de séparation : le père Viatcheslav Jacobs et moi étions dans des camps différents. Nous sommes toujours en contact, vingt ans après. Il était alors jeune prêtre issu de l’émigration russe en Estonie, arrêté à Vologda pour propagande religieuse et il s’était vu infliger dix ans de détention. Comme bien d’autres, le père Viatcheslav m’administrait en secret confession et communion, il m’assurait qu’il fallait surmonter ses hésitations et prier, ce que je m’efforçais de faire en me préparant à la fête. Je me souviendrai toujours du très beau chant pascal, polyphonique, des Galiciens, Ukrainiens de l’ouest, bien sûr loin de toute surveillance. La vie en camp efface forcément les jours de fête du calendrier. Et Pâques aussi, tout regrettable qu’il soit de le dire. Là, on est privé de tout, soumis, si on peut dire, à un carême à tous les niveaux.


PREMIÈRE FÊTE DE PÂQUES DANS LE « GRAND CAMP »
Pâques après le camp La liberté m’accueillit début février à Maloiaroslavets chez les Trechtchalny, parents de Nina Konstantinovna Bruni où j’obtins mon enregistrement de résidence officiel et pus bientôt m’isoler dans la petite maison de Nina Konstantinovna à Soudak, côte est de Crimée.

C’est là, pour faire la nique aux Soviets, que je traduisis dans un gros cahier la Lettre à un ami allemand d’Albert Camus mais le cahier me fut volé par un informateur manifeste. Ce texte de Camus est la meilleure définition que je connaisse du patriotisme. Première fête de Pâques en liberté. Les persécutions religieuses de Khrouchtchev en étaient encore à leurs balbutiements mais elles avaient déjà commencé.

Le Samedi Saint me montra que la peur avait légèrement délaissé le regard des gens ; des hommes et des jeunes gens avaient commencé à se rendre à l’église. Pourtant, dans la ruelle menant au portail de l’église Saint-Jean-le-Guerrier, lieu de beuveries au son de la guitare des milices populaires, à l’écart, se tenaient des hommes à brassard rouge et la milice à profusion. Après les Pâques sous le camarade Staline, je fus impressionné par ce que je vis et entendis. Tout cela fut par la suite remarquablement narré par Alexandre Soljenitsyne dans sa magnifique Procession pascale. Nina Konstantinovna, Vania, Mariana Bruni et moi pûmes passer sans encombre. Nous étions très serrés à l’intérieur de l’église. En apparence, le père Igor n’avait pas changé, la même présence et la même force. Impossible de raconter ce que je ressentis alors ! Ceux qui ont fêté leur première Pâques après leur sortie de camp comprendront. La procession s’apprête à sortir.

Comme auparavant, le père Igor depuis les portes royales demande aux hommes de se prendre par la main et de former une chaîne pour maintenir l’ordre et assurer le passage. Et moi, comme auparavant, je me faufile et je passe les bras sous les coudes des jeunes hommes présents. Avant le retour de la procession je me dis : « Heureusement que les jeunes ont cessé d’avoir peur ». Quand, aux portes de l’église, j’entendis le chant pascal, je me mis à lancer, pas très musicalement mais de toute mon âme « Le Christ est ressuscité ! » À côté de moi silence. Je regardai autour de moi. Mes voisins de droite et de gauche me regardaient littéralement bouche bée de stupéfaction. C’étaient des miliciens infiltrés dans l’Église.

2013 Publié pour la première fois Первая Пасха в «Большой зоне»

Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 30 Avril 2020 à 10:24 | -2 commentaire | Permalien



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