V. GOLOVANOW

J'enseigne à mes étudiants que les Russes donnent un sens différent à un certain nombre de valeurs considérées comme fondamentales et universelles par la Pensée Unique occidentale. Il en est ainsi pour "démocratie", dont il a déjà été question dans plusieurs fils, et aussi de "laïcité", largement débattue actuellement en France. Henri Tincq (1) en parlait suri Slate.fr l'an dernier dans un article très pertinent, même si certaines de ses affirmations prêtent à discussion (titres de VG):

Le retour de la foi en Russie:
Citation:
Vingt ans après la chute de l'empire communiste, dans un pays qui a chassé de sa Constitution (1993) toute idéologie officielle, l'orthodoxie est revenue au cœur de l'identité nationale. Après une persécution de soixante-dix ans, sans égal dans l'histoire du christianisme, l'orthodoxie, comme la langue russe, est perçue avec sympathie comme l'élément qui assura la continuité historique d'une nation tourmentée. Elle reste l'un des ferments de cohésion et d'unité dans un pays troublé et divisé.

La «Sainte Russie» a payé un lourd tribut à la folie des hommes. Le programme bolchévique après la Révolution est celui du «dépérissement de la religion»: églises, monastères et séminaires sont fermés. Tout enseignement religieux est interdit. La hiérarchie collabore avec le pouvoir soviétique ou elle est éliminée. On compte les martyrs par dizaines de milliers: procès et exécutions de masse en 1922-1923; destruction du christianisme rural et déportation du clergé en 1928-1934; grandes purges staliniennes en 1937-1938. Une relative normalisation intervient après la Seconde guerre mondiale. Des évêques et des prêtres rentrent de déportation. Mais la persécution reprend sous Khrouchtchev de 1960 à 1964. Nombre d'églises sont de nouveau fermées. Le contrôle du patriarcat de Moscou, autorité suprême de l'Eglise orthodoxe de Russie, passe directement entre les mains d'un organe du gouvernement.
La renaissance s'ébauche dans les années 1980 sous l'effet de la perestroïka. … La loi sur la liberté de conscience du 1er octobre 1990 satisfait la plupart des demandes de l'Eglise. Celle-ci se met à investir tous les secteurs de la société civile, crée des écoles, des aumôneries, des services sociaux, récupère ses propriétés, restaure et reconstruit des centaines d'églises et édifices de culte qui, à l'époque communiste, avaient été reconvertis en «musées de l'athéisme».

Vingt ans après, le bilan de cette restauration est impressionnant. Il ne restait que 16 monastères en Russie après la terreur khrouchtchévienne: ils sont 453 aujourd'hui. On est passé de 1.200 moines et moniales à 13.000; de 6.600 prêtres à 22.000; de 3 séminaires à 75, etc. On ne compte pas les académies de théologie, les «écoles du dimanche» (catéchisme), les orphelinats tenus par l'Eglise. Selon les sondages, 90% des Russes se disent orthodoxes. Ils continuent de se faire baptiser et se marient religieusement, mais leur pratique régulière à l'église, le dimanche, est aussi faible qu'en France, en dehors des jours de fêtes religieuses. L'orthodoxie est un marqueur identitaire, une religion d'appartenance plus que de pratique.

L' autre laïcité

Après une rupture brutale, on assiste donc au retour à une «orthodoxie sociologique», comme on disait autrefois que la France était un pays sociologiquement catholique. Mais alors que les sociétés modernes et laïques cantonnent la religion dans l'espace privé de la conscience individuelle ou familiale, en Russie la religion orthodoxe s'affiche partout dans la sphère publique. On ne compte plus les émissions religieuses à la télévision. Dans les manifestations officielles, les représentants de la hiérarchie orthodoxe, notamment le patriarche Cyrille élu il y a un an, et sixième personnage de l'Etat, sont toujours présents. De leur côté, les autorités politiques, de Boris Eltsine à Vladimir Poutine et Dimitri Medvedev, fréquentent les églises et cathédrales les jours de fête, soit par conviction personnelle, soit pour s'y faire filmer par les caméras.

La coopération entre l'Etat et l'Eglise a atteint en Russie un point qu'on peine à imaginer dans un pays de «séparation» comme la France. Selon la Constitution, la Russie est un Etat laïque et pluriconfessionnel. Dans la réalité, l'Eglise orthodoxe est présente à tous les niveaux de l'Etat, au point de lasser une partie de l'opinion et d'animer des courants laïques, qui ne sont pas tous des repaires d'anciens communistes. Ces courants critiquent la cléricalisation de la société russe et l'ingérence de l'Eglise dans les affaires de l'Etat. Le patriarcat de Moscou reste sourd et revendique toujours plus d'avantages dans le domaine fiscal, réclame la restitution complète du patrimoine religieux ancien, l'institution d'aumôneries militaires, l'introduction à l'école publique d'une discipline de culture orthodoxe, etc.

Personnalité d'envergure, réputé ouvert et moderne, le nouveau patriarche Cyrille fait franchir un cap supplémentaire à cette collaboration de l'Eglise et de l'Etat. Dans un discours prononcé le 29 décembre 2009 devant l'Académie russe de la Fonction publique, il a revendiqué pour l'Eglise le droit à «l'expertise morale» de tous les programmes politiques, économiques, culturels et sociaux. Le principe de laïcité n'exclut pas, plaide t-il, un mode de relations entre l'Eglise et l'Etat qui, à la fois, respecte la liberté de conscience et assure une participation active de la religion à la vie sociale.

Cette participation est souhaitée par l'Eglise — autant que par l'Etat — dans des domaines comme l'éducation morale de la jeunesse, la lutte contre la drogue et l'alcoolisme, le sort des détenus, la conservation du patrimoine culturel, etc. Eglise et Etat sont également associés dans le maintien de l'influence russe à l'étranger dans les pays de diaspora: l'Etat vient d'acquérir dans le septième arrondissement de Paris, à l'angle du quai Branly et de l'avenue Rapp, l'ancien siège de Météo-France, appelé à devenir une cathédrale, un séminaire et un centre culturel russes.

Un point de vue contestable

Cette situation soulève inquiétude et contestation. Un pays comme la France connaît trop bien les pièges de l'alliance du trône et de l'autel. Il est facile de mesurer les avantages que l'Etat russe peut tirer d'un tel soutien de la part d'une Eglise qui est massive, populaire et s'identifie à ses idéaux patriotiques. En l'absence de toute idéologie officielle, le mouvement Russie Unie, parti majoritaire, souhaite que l'orthodoxie bénéficie d'un statut reconnaissant sa place dans l'histoire, la culture et la société.
Mais on ne peut éviter de s'alarmer sur les risques de manipulation et d'instrumentalisation pour une Eglise qui n'a plus l'indépendance et la liberté de parole qui lui permettraient de remplir sa mission (remarque VG: comment ce manque d'indépendance et de liberté de parole se concilie-t-il avec "l'alliance du trône et de l'autel" dénoncée au paragraphe précédent?) dans un pays où les médias sont verrouillés, où des journalistes et des opposants sont assassinés, où la corruption fait des ravages, où le criminalité bat des records (remarque VG: quel rapport avec l'Eglise?). La confusion entre orthodoxie et nationalisme atteint des sommets dans un pays où la démocratie est encore mal assurée, où les droits de l'homme sont loin d'être tous respectés. Ceux-ci ont besoin de voix indépendantes pour les défendre et les revendiquer.
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Mais des voix laïques se font aussi entendre: elles réclament un enseignement strictement non confessionnel dans une Russie qui est un Etat multiconfessionnel. La religion majoritaire a des droits propres, réplique le patriarche, qui adopte une posture de modestie: «Comment accuser l'Eglise de tentatives de cléricalisation quand elle ne dispose d'aucun levier politique, n'a aucun pouvoir économique, aucune source de financement permanente. Sa seule force, c'est la parole, la foi, la prière, la capacité de convaincre». C'est ce que déclarait le patriarche Cyrille à Moscou fin décembre 2009.
Ainsi va la Sainte Russie orthodoxe en 2010, tentée par le repli nationaliste et désireuse de renouer avec une histoire de prestige et de pouvoir.

Fin de citation.

(1) Henri Tincq est un journaliste-polémiste catholique à la Croix et au Monde de 1985 à 2008. Il participe maintenant au site d'information www.slate.fr





Rédigé par Vladimir Golovanow le 30 Avril 2011 à 20:31 | 0 commentaire | Permalien



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