L'ÉGLISE CONSTITUE-T-ELLE UN NOUVEAU GROUPE SOCIAL EN RUSSIE ?
V.G.

Dans la Russie impériale, le clergé constituait l'un des 5 "états" (soslovie en russe) qui organisaient la société russe* comme les 3 états de la France monarchique. Le clergé constituait une catégorie socio-professionnelle très spécifique, d'autant plus qu'elle était quasi héréditaire car les séminaires donnaient la priorité aux enfants issus des familles d'ecclésiastiques (les "popovichi") qui, d'ailleurs, n'avaient pas tellement d'autres voies /cf. /
Au recensement de 1897 il y avait prés de 600 000 membres du clergé, ce qui représentait 0,4% de la population (125 millions).

*(les 4 autres sont la noblesse, les marchands-entrepreneurs (kupsy), les bourgeois (meschani: artisans, employés, boutiquiers et colporteurs…) et les paysans. Pour tous les détails sur la société russe, lire l'excellent "Les Russes avant 1917" de Kyril Fitzlyon. 2003, éditions Autrement – collection "Mémoires".)

Tout cela a bien évidement été balayé par la révolution et la "nouvelle Russie" qui émergea semblait se diriger vers un modèle social occidental contemporain… Mais, avec la résurrection et l'expansion de l'Église russe, le clergé commence à former une catégorie socio-professionnelle particularisée dont le poids dans la société va bien au-delà de sa faiblesse numérique. Cette situation est de fait bien différente de ce que nous connaissons en France.

Le nombre d'églises, de prêtres et de séminaires en Russie augmente en effet rapidement: selon le VCIOM (Centre Panrusse d'étude de l'opinion publique, créé en 1987), environ 20 000 églises orthodoxes ont été ouvertes au cours des 15 dernières années. Dans le seul diocèse de Moscou, le nombre d'églises et de chapelles est passé de 837 en 2010 à 1 056 en 2014 et un programme de construction de 200 églises supplémentaires en cinq ans dans la région de Moscou a été lancé

Le nombre d'ecclésiastiques a aussi considérablement augmenté, doublant depuis le début des années 2000: en août 2000, le patriarche Alexis disait que la Russie comptait environ 17 500 prêtres. Aujourd'hui ce chiffre est de plus de 35 000 et, s'il était assez rare de rencontrer une personne en soutane dans la rue il y a 15 ans, ce n'est plus les cas aujourd'hui et l'on voit souvent des ecclésiastiques dans les rues ou les transports en commun. Il faut aussi compter avec leurs familles (beaucoup sont mariés et ont des enfants), les séminaristes, les moines et moniales, voire les employés civils des administrations ecclésiales … Cet ensemble représente probablement plus de 50 000 personnes liées à l'Église soit moins de 0,05% de la population actuelle (146,5 millions)...

L'INITIATIVE DU PATRIARCHE

Roman Lunkin, directeur du Centre pour les études religieuses et sociales à l'Institut de l'Europe de l'Académie des Sciences de Russie, a indiqué que la croissance du nombre de prêtres en Russie est principalement liée à la réforme administrative lancée par le patriarche Cyrille en 2009 et que cette croissance va continuer. Le patriarche a en particulier augmenté le nombre de diocèses regroupés en métropoles. Évêques et métropolites cherchent à augmenter l'influence de leur siège en fondant ded paroisses pour lesquelles il faut plus de prêtres. Le patriarche Cyrille ordonne des prêtres ou sacre des évêques pratiquement à chaque service et les évêques diocésains ne sont pas en reste ...

La rémunération des prêtres a récemment été améliorée mais dépend beaucoup de leur affectation. Ce n'est qu'en 2009 que l'Église a créé un département de gestion, qui ne publie aucune donnée, et un statut salarial des prêtres a été instauré en 2013, avec un droit à la retraite et un revenu minimum garanti d'un niveau très bas… Le revenu du prêtre dépend de fait de sa paroisse et c'est l'évêque qui décide s'il servira dans une grande église de la ville, avec un grand nombre de fidèles et une forte demande pour ses services qui lui assurerons un revenu très convenable, ou dans un village éloigné où il devra souvent chercher un revenu complémentaire pour subsister (situation rares et qui n'est pas bien vue…)

«L'orthodoxie est devenue une norme sociale confortable pour ses membres et indispensable pour les autorités», a déclaré M. Lunkin, ajoutant que la demande pour ce statut continuera à croître.
L'ÉGLISE CONSTITUE-T-ELLE UN NOUVEAU GROUPE SOCIAL EN RUSSIE ?

COMMENT SONT FORMÉS LES PRETRES?

La catégorie sociale des prêtres n'a pas seulement augmenté en nombre, elle a également considérablement progressé en termes de niveau et de qualité de la formation de ses membres. Au début des années 2000, une personne sans éducation pouvait être ordonnée en montrant un zèle spirituel pour l'orthodoxie. Mais cela change après 2009, lorsque l'Eglise orthodoxe a fait admettre la théologie dans l'enseignement supérieur, y compris au niveau doctoral.

"Il y a actuellement des prêtres sans éducation qui sont ordonnés, en particulier dans des régions excentrées, mais par la suite ils sont poussés à se former car c'est indispensable non seulement d'un point de vue spirituel mais aussi culturel", déclare le Père Alexandre Voroshilov, jeune recteur de la paroisse de Saint-Nicolas le Thaumaturge à Naberejnye Tchelny (ville industrielle du Tatarstan, 1000 Km à l'est de Moscou, 500 000 habitants).

Voulant devenir prêtre dès sa jeunesse, le Père Alexandre entra dans une école religieuse puis dans un séminaire qu'il termina avec mention. Puis il soutint un doctorat et il continue aujourd'hui son auto-formation. «L'éducation vous donne une perspective la bonne vision du monde chrétien, alors qu'un prêtre non formé peut tomber dans une pensée hérétique», explique le Père Alexandre. L'éducation l'aide dans les débats avec les schismatiques et permet d'attirer de jeunes fidèles qui ont un niveau culturel plus élevé que la génération précédente. «Nous essayons d'aller dans les écoles et les universités, nous parlons dans la rue, même dans les gymnases, je suis jeune et j'essaye d'attirer les jeunes avec l'aide de Dieu; nous faisons notre travail," continue le jeune prêtre.

APPRENDRE À TOUS AGES

Il y a 51 séminaires en Russie aujourd'hui (38 en 2007 et le patriarche Cyrille a déclaré que 4 030 étudiants recevront l'enseignement supérieur dans les cinq séminaires de Moscou en 2016-2017. Tous ne deviendront pas prêtres, car beaucoup seront apprendront le travail missionnaire, la catéchèse, le travail social; les femmes peuvent s'inscrire dans les départements de gestion ou d'administration. La liste des matières enseignées est très large: outre la théologie et la liturgie, une attention particulière est accordée aux langues modernes et anciennes, à l'histoire et au droit. Il y a aussi des cours par correspondance.

Le clergé est ainsi en mesure d'attirer les fidèles et de satisfaire leurs attentes culturelles. Mais les régions excentrées restent un problème aigu car financement et éducation tardent à y arriver.

Ainsi, si le groupe social des ecclésiastiques tend clairement à se différencier, il reste lui-même très inégalitaire, partagé entre une élite intellectuelle aisée et formée, proche des sphères du pouvoir au plan national ou régional, et une base "laborieuse" proche des couches intermédiaires de la population.

Source

Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 5 Mars 2019 à 12:38 | 5 commentaires | Permalien


Commentaires

1.Posté par Didier Veillat le 06/03/2019 05:41
Toutes ces nouvelles quant à la renaissance progressive du clergé en Russie sont très bonnes, même s'il y a des imperfections inhérentes à ce renouveau. Il n'est pas aisé de repartir de presque rien, qui plus est quand la demande est forte; besoin de paroisses, besoin de lieux de culte, besoin d'Instituts de formation.
Quand il n'a a pas de candidat à la prêtrise et dans l'urgence de certaines situations, il faut "faire avec" des prêtre incultes et les former dès que possible. Où le bon sens de l'économie joue à plein, pourvu qu'il soit suivi des correctifs indispensables quand les moyens arrivent. Et tout cela prend du temps... J'admire les personnes qui, partant de rien, arrivent à beaucoup, grâce à Dieu.
Que cela continue!
La seule question que je me pose est la suivante: peut-on parler de "groupe social" concernant le clergé? Dans l'affirmative, serait-il possible de préciser ce que signifie ici cette expression?
En marge de l'article, je constate que la démographie russe est bien faible, voire inquiétante pour l'avenir.
Merci d'avance.
Didier Veillat

2.Posté par Vladimir G: un "groupe social secondaire" le 06/03/2019 16:00
Notion sociologique, un groupe social se définit comme une unité sociale durable, caractérisée d'un part par des valeurs communes, des liens plus ou moins intenses, une situation sociale identique et/ou des activités communes et une conscience d’appartenir à ce groupe, et d'autre par la reconnaissance de son existence. Le clergé russe correspond bien à cette définition et constitue même ce que les sociologues appellent "un groupe secondaires": groupe de grande taille, avec des relations de nature fonctionnelles entre les personnes du groupe qui peuvent, d’ailleurs, ne pas se connaître.

La Russie compte 146 793 700 habitants en janvier 2019, en baisse de 87 000 sur janvier 2018. Après un pic à 148 million (hors Crimée) en 1993, la population de la Russie connut une forte décroissance jusqu'en 2009 du fait d'un déficit des naissances par rapport au décès; elle tombait alors à moins de 142 millions.

La courbe s'inverse partir de 2010 grâce à un surplus de naissances sur les décès (politique nataliste de Poutine, amélioration de la santé publique), pour atteindre un palier haut en 2018 grâce au rattachement de la Crimée (2,3 millions.) La courbe s'inverse à nouveau en 2018-2019, le nombre des décès rejoignant celui des naissances à cause du vieillissement de la population et aussi, probablement, du fait du déficit de croissance économique de ces dernières années... Notons que le coefficient de natalité, remonté à 1,75 enfants/ femme, reste stable mais inférieur au seuil de remplacement des générations, l’espérance de vie à la naissance est remontée à 72 ans (après avoir baissé à moins de 65 ans en 1995-2005) et le nombre d'avortement est descendu à 520 000 en 2018 (plus de 4,4 millions en 1992.)... La situation est considérée comme très préoccupante par les autorités car ce vieillissement de la population entraine baisse du nombre de femmes en age de procréer et augmentation des décès dus à l'âge, phénomènes difficiles à contrecarrer!

3.Posté par Didier Veillat le 06/03/2019 20:05
@ M. Vladimir G.
Je peux comprendre que groupe social peut s'interpréter au sens d'un habitus commun, tant pratique que culturel, spirituel, etc. Je ne suis pas du tout cultivé en matière de sociologie et j'essaie donc de comprendre. Vos explications sont claires et je vous en remercie.

Merci aussi pour ces données somme toute inquiétantes. Ce que vous révélez à propos des avortements est hallucinant, surtout concernant l'année 1992 (année d'espoirs désespérés, perte de repères quant au formatage soviétique, etc.). Le schéma pratique est le suivant: l'avortement est devenu une forme de contraception...

L'inertie, en matière de démographie, est très difficile à contrecarrer. Mais il faut espérer un sursaut et même y croire: je ne connais pas de peuple prêt à se suicider.

Les gens comme moi, d'origine occidentale et qui sont des orthodoxes en occident pensent que la Russie constitue une référence culturelle, religieuse et spirituelle de haute volée et cultivent une certaine passion pour ce pays tout à fait unique: un trésor inestimable même si on peut critiquer certains aspects de la politique de M. Poutine (lequel ne dit et ne fait pas que des erreurs comme le pense l'Europe morale qui se conçoit de manière divine et universelle... Ce qui sera sa perte, malheureusement!).

Je fais partie de ces occidentaux "pur sucre" aimant l'Europe malgré une certaine déception et qui conçoivent pour la Russie une affection réelle et inquiète en ces temps de disette spirituelle dans nos beaux pays.De mon point de vue, il est de l'intérêt mutuel de ces deux entités de s'entendre, de coopérer pleinement à l'avenir. Au lieu de quoi l'Europe a renoncé officiellement à ses origines chrétiennes pour le social-capitalisme et l'intérêt immédiat. Quand je pense à mes aïeux (dont mon grand-père qui appartenait au Réseau Jean Moulin), je suis attristé.
Mais il ne faut jamais désespérer; je suis persuadé que la Russie relèvera le défi démographique sinon par besoin national, par nécessité d'âme (si elle ne subit pas trop les influences de l'ouest actuel, le premier danger pour elle). Quant à l'Europe, cette Europe que j'aime pour ses terres, sa littérature, etc., je la crois plus malade parce que se livrant à une ivresse insensée d'être soi pour soi et divine pour le reste du monde: une faute consistant à jeter loin de soi toute nécessité d'âme au nom d'un intérêt bien plus élevé: l'économie selon une communauté d'intérêts.

Merci encore d'avoir consacré de votre temps à me répondre.

Didier Veillat

4.Posté par Gueorguy le 06/03/2019 21:08
@2 - Vladimir G

Sur la question de la démographie, je propose de parcourir cette étude détaillée de Alexandre Stefanesco-Latsa (lien ci-dessous). Initialement, cette étude était un chapitre de son ouvrage remarquable: Un printemps russe aux Editions des Syrtes.

5.Posté par Vladimir G: La démographie russe n’a pas fini de jouer des tours a ceux qui s’y intéressent. le 07/03/2019 09:49
Merci Guérguy. Excellente étude détaillée qui confirme mon petit résumé.
"Ces pronostics démographiques semblent assez pessimistes et envisagent une légère baisse de population sur la période, passant de 146,8 millions au 1er janvier 2018 (situation actuelle) à 145,8 millions d’habitants au 1er janvier 2035."

2018 a déjà déjoué les prévisions et je reprends évidemment la conclusion de l'article: "La démographie russe n’a pas fini de jouer des tours a ceux qui s’y intéressent."

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