Le Saint-Synode de l’Église orthodoxe serbe a désigné vendredi l’évêque Irinej de Nis nouveau patriarche de Serbie. Un choix d’ouverture pour une Église souvent taxée de nationalisme et tentée par le repli identitaire

Lové dans un vallon boisé, à l’écart du centre-ville de Belgrade, le monastère orthodoxe de Rakovica est devenu un lieu de mémoire pour des centaines de Serbes. C’est dans ce paisible sanctuaire du XIVe siècle que le patriarche Pavle, décédé le 15 novembre à l’âge de 95 ans, avait souhaité reposer, fidèle à sa réputation d’ascète.

Dans la cour, une simple veilleuse surmontée d’une croix de bois brut marque la sépulture de celui que les fidèles surnommaient affectueusement « le saint qui marche », en raison de son refus d’acquérir une automobile. « Pavle était le plus grand homme de notre Église, c’est pour cette raison que nous sommes venus nous recueillir. Pour nous, il incarnait la bonté même », glisse un père de famille.

« Plus qu’un chef religieux, nous avons perdu un père. Il sera très difficile de le remplacer », ajoutent Svetlana et Mirko Vojnovic, qui tenaient à venir embrasser la modeste stèle, comme le veut la coutume orientale. C’est pourtant chose faite : depuis vendredi, les Serbes ont un nouveau patriarche, l’évêque Irinej de Nis, élu par ses pairs au siège de saint Sava (du nom du fondateur de l’Église serbe, en 1219).

Irinje, homme modéré et de transition

En désignant le patriarche Irinej – comme on l’appellera dorénavant –, les électeurs ont fait le choix d’un homme modéré et de transition. La succession de Pavle, unanimement salué pour son action modératrice en Serbie, s’annonçait extrêmement délicate.

Le pays est encore très marqué par les guerres des années 1990 en Croatie, en Bosnie et au Kosovo, les sanctions internationales qui s’en sont suivies et les frappes de l’Otan en 1999, dont Belgrade préserve les ruines avec un soin troublant.

Si ces conflits semblent aujourd’hui résorbés, la Serbie se voit confrontée à des défis politiques majeurs : intégration européenne, adhésion à l’Otan et, surtout, gestion de l’épineux dossier du Kosovo, dont l’État serbe refuse toujours de reconnaître l’indépendance…

À cela s’ajoute une crise au sein de l’orthodoxie, qui se confond avec l’identité nationale. Deux immenses étendards aux couleurs de la Serbie, déployés dans la nef de la somptueuse cathédrale Saint-Sava de Belgrade, rappellent qu’ici, Église et nation ne font qu’un.


"Pas encore remise des quatre décennies de communisme"


« Cette Église, résume Jean-Arnault Dérens, rédacteur en chef du Courrier des Balkans, a été directement impliquée dans les vicissitudes tragiques de l’éclatement de la Yougoslavie. Souvent accusée, parfois injustement, d’avoir exacerbé le nationalisme, elle peine toujours à redéfinir le sens de sa mission et sa place dans la société. »

Au fond, l’Église serbe ne s’est pas encore totalement remise des quatre décennies de communisme, qui l’ont durablement affectée. « Nous avons connu des jours très durs, se souvient le P. Momir Lecic, au service de la paroisse Alexandre Nevski, à Belgrade. Nous étions surveillés en permanence, nos biens ont été complètement pillés, poursuit celui qui fut aussi chef de cabinet du patriarche Pavle.

Après 1945, 93 % de nos propriétés et de nos terres ont été saisies. La situation s’améliore très lentement, il n’y a toujours pas eu de loi de restitution à l’échelle nationale. » Pour autant, les années Tito sont bel et bien révolues. L’Église ne cesse de se renforcer, d’asseoir son influence et de peser de tout son poids dans les débats de société.

« On a pu l’observer l’été dernier, quand la Serbie s’est dotée d’une nouvelle législation en matière de lutte contre les discriminations sexuelles », relève un diplomate européen, qui dit avoir été frappé par « la force d’intervention de l’Église » contre ce projet de texte à contre-courant des valeurs traditionnelles de l’orthodoxie.

"Sans s’en rendre compte, l’Église s’est éloignée des fidèles"

Mais les prises de position des évêques dépassent largement les seules questions familiales ou morales. Ainsi, le 11 janvier dernier, le métropolite Amfilohije Radovic (alors gardien du trône patriarcal) s’est-il joint à un comité de 200 intellectuels s’opposant à l’adhésion de la Serbie à l’Otan et protestant contre l’indépendance du Kosovo. En octobre, déjà, le Saint-Synode de l’Église orthodoxe serbe avait appelé les Serbes du Kosovo à boycotter les élections…

Sans doute les Serbes voient-ils en l’Église la seule institution capable de garantir l’identité nationale dans une période de doute et de fragilité. Selon un récent recensement, 80 % des Serbes se déclarent orthodoxes. La plupart demeurent très attachés a la slava – coutume, typiquement serbe, de fêter le saint patron de chaque famille.

« Je n’ai jamais vu autant de jeunes à la messe, beaucoup se signent en passant devant les lieux de culte », témoigne une habitante de Belgrade. Ainsi Marina, 15 ans : « Je vais à l’église plusieurs fois par semaine, explique l’adolescente, venue allumer un cierge à la chapelle Sainte-Petka, qui surplombe le Danube. Cette confiance en l’Église, je la dois à l’enseignement religieux. »

Depuis neuf ans en effet, des cours d’orthodoxie sont proposés dans toutes les écoles de Serbie. Bien que facultatifs – les élèves peuvent choisir d’autres religions, ou l’éducation civique –, la majorité accepte de les suivre. « Après l’athéisme qui a régné pendant l’ère communiste, la culture religieuse était très faible dans notre peuple, motive le P. Aleksandar Djakovac, chargé de coordonner le dispositif à Belgrade. On a souffert d’un manque de formation, y compris dans les milieux cultivés. La situation s’améliore. Nous espérons voir davantage de jeunes s’impliquer dans la vie de l’Église. »

Cette vigueur pourrait pourtant s’émousser. « La société serbe est en train de changer, elle connaît un début de sécularisation, prévient Zivica Tucic, responsable d’une agence d’informations religieuses en Serbie. Sans s’en rendre compte, l’Église s’est éloignée des fidèles. » Selon lui, ils seraient de plus en plus nombreux à attendre de l’Église qu’elle soit « une force morale et éthique plus qu’une institution nationale ».

"Sans réconciliation, la Serbie ne devrait pas entrer dans l’UE"


D’ailleurs, plusieurs jeunes évêques ont récemment exigé que l’épiscopat se débarrasse de ses liens avec la politique pour se recentrer sur sa vocation spirituelle. Zivica Tucic se dit aussi très préoccupé par « l’euroscepticisme, voire l’anti-européanisme » d’une frange importante du clergé serbe, qui pourrait, à terme, aboutir à une rupture avec l’opinion publique, laquelle soutient massivement la candidature européenne du pays.

Trop d’évêques considèrent encore que l’Europe se construit « sans Dieu », que l’orthodoxie ne peut pas trouver sa place au sein de cette alliance catholico-réformée, même si, officiellement, l’Église serbe participe aux travaux de la Conférence des églises européennes (KEK) et de la commission mixte théologique catholique orthodoxe…

Dans ce contexte, le projet de rencontre œcuménique internationale, en 2013, aura valeur de test pour une Église tentée par le repli. La Serbie envisage en effet de réunir de hauts représentants catholiques, anglicans et orthodoxes pour fêter les 1 700 ans de l’édit de Milan (sur la liberté de culte), à Nis, au sud-est de Belgrade, lieu de naissance de l’empereur Constantin – et ancien siège du patriarche Irinej !

L’invitation a été adressée à Benoît XVI par le président Boris Tadic, au mois de novembre, à Rome. Côté orthodoxe, Irinej avait justement déjà apporté publiquement son soutien à cet événement, quelques jours avant son élection… Tout semble donc possible.

Pour Zivica Tucic, le successeur de saint Sava devra aussi avoir « le courage » de tendre la main aux peuples des Balkans : « Musulmans, catholiques et orthodoxes, nous avons tous été à la fois victimes et coupables, certains plus que d’autres. Mais les responsables religieux doivent désormais trouver la force de se réunir pour reconnaître leurs fautes et se pardonner mutuellement. Sans cette réconciliation, la Serbie ne devrait pas entrer dans l’Union européenne. »

La Croix
François-Xavier MAIGRE

Rédigé par l'équipe de rédaction le 25 Janvier 2010 à 10:15 | 6 commentaires | Permalien



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