L’Histoire se renouvelle
Par l’archiprêtre Raphaël KARELINE, théologien

On dit communément que l’Histoire se renouvelle. Les processus que nous observons aujourd’hui ont leurs analogies dans le passé. Nous aimerions dresser un parallèle entre ce qu’était l’intelligentsia de l’empire russe dans les années pré-révolutionnaires et ce que représentait sa religiosité, avec le cours actuel de l’Histoire. Au début du XX ème siècle, la majorité des représentants de l’intelligentsia s’estimaient traditionnellement chrétiens. Ils exprimaient habituellement leur appartenance au christianisme par des phrases comme :

« Le christianisme est un enseignement noble ; il est porteur d’un idéal élevé ; c’est une excellente voie de perfectionnement de soi-même, etc. Et en même temps, parmi les intellectuels, s’enracinait un éloignement et une froide indifférence envers l’Orthodoxie, de même qu’une hostilité organique, à première vue incompréhensible, envers l’Eglise. L’intellectuel qui s’estimait chrétien, disait : J’ai ma propre approche de la religion, j’adhère à un christianisme délivré de ses superstitions, je ne prosternerai pas mon front jusqu’à terre, - je possède en moi mon propre christianisme.L’intelligentsia de cette époque était remarquable par sa large érudition, et il n’en est que plus étrange, qu’elle manifestait envers l’Orthodoxie, une stupéfiante ignorance, un orgueil de caste et un préjugé pétrifié.

L’Histoire se renouvelle
Passionnés de philosophie européenne, ces intellectuels ne connaissaient pas la brillante pensée patristique chrétienne, dans laquelle ils auraient pu trouver des réponses à leurs interrogations métaphysiques les plus profondes.

Ils lisaient la poésie japonaise et chinoise et ils ne semblaient pas soupçonner l’existence de l’hymnographie de l’Eglise ; ils s’extasiaient devant la mystique des panthéistes occidentaux – les maîtres Eckart et Böhme – et ils ne voulaient pas ouvrir les livres des ascètes orthodoxes. Un fossé s’était creusé entre l’intelligentsia et l’Eglise, qui allait en s’élargissant. Exprimer son attachement à un christianisme brumeux et abstrait et se comporter avec mépris envers l’Eglise devinrent le style de pensée de l’intelligentsia et son éthique propre. Le théâtre, la littérature et la presse s’unirent pour discréditer l’Orthodoxie, pour noircir l’Eglise aux yeux du peuple, de façon parfois obscure, et parfois avec une haine évidente, allant parfois jusqu’à un certain démonisme. Simultanément, on présentait les choses, comme s’il s’agissait de préserver l’idéal chrétien, que prétendument l’Eglise déformait. Une certaine presse faisait du zèle en se spécialisant dans l’invention de pamphlets, d’anecdotes, de commérages et de moqueries touchant les prêtres et les moines.
Même des publications plus sérieuses s’efforçaient de monter l’opinion publique contre l’Eglise. Un philosophe réputé, membre de la Douma, Serge Boulgakov, dans son livre autobiographique: « La lumière qui ne s’éteint jamais » se souvient que, lorsqu’il devint prêtre, il dut aussitôt abandonner sa chaire à l’université, bien qu’il lui ait consacrée de nombreuses années de son existence.
Lorsque Boulgakov était un des chefs de file reconnus du marxisme, cela ne nuisait en rien à son activité d’enseignant, mais lorsqu’il devint prêtre, il se transforma en paria. Selon une loi tacite, un prêtre ne pouvait pas demeurer membre de la corporation universitaire. Et cela dans un Etat qui se disait chrétien.

Comment expliquer l’hostilité de l’intelligentsia envers l’Eglise ?

L’Eglise est un milieu spirituel vivant, qui possède ses propres lois et ses propres structures, et celles-ci emplissent toute la vie d’un être humain. L’Eglise exige d’un chrétien de lutter sans cesse avec ses passions et son orgueil. L’homme doit perpétuellement se corriger, purifier son cœur, et contrôler non seulement ses actes, mais aussi ses pensées et ses désirs secrets. Ici, un nouveau système de valeurs lui est proposé, de même qu’une nouvelle orientation de ses mœurs, qui ne ressemblent pas à l’étiquette mondaine. Ce n’est pas seulement la Foi qui est exigée de lui, mais aussi la discipline religieuse, la fréquentation de l’église, des prières régulières, l’observance des carêmes; sa vie familiale doit se fondre dans les rythmes liturgiques de l’Eglise, il gagne la liberté dans sa lutte contre ses passions et il obtient la sagesse spirituelle par la soumission de son esprit aux vérités éternelles. Voilà pourquoi le christianisme en Eglise apparaît surtout comme une affaire de volonté, nous pourrions dire – un exploit de la volonté.
Aucune contrainte pour l’individu dans un christianisme libéral et abstrait : Comprends le christianisme comme tu le souhaites et vis comme bon te semble. Il n’y a là ni sacrifice ni lutte avec soi-même. Le christianisme libéral trouve que tout est inhérent à l’homme, notamment les passions, naturelles et par conséquent licites. La conscience de la faute originelle de l’homme est absente ici et tous les commandements peuvent se résumer en un seul : Fais ce que tu veux, à condition de ne pas faire de tort à autrui. Nous voyons là une bonne quantité d’excuses, de perplexités, de possibilités de contourner cette mince déclaration morale des libéraux. Car il est possible d’être un menteur, un parjure, et simultanément de discuter de questions transcendantales ; et il est possible d’être dépravé et de soutenir avec ardeur la bonne influence du christianisme sur la culture populaire – tout cela ne va pas tourmenter la conscience du libéral.
La lutte contre les passions, dans lesquelles beaucoup voient les couleurs vives de la vie, et contre la superbe, qui s’identifie généralement dans le monde avec la réussite humaine se sont avérées au-delà des forces d’hommes voués à leurs passions. C’est là la cause principale de l’apostasie. De l’éloignement de l’intelligentsia de l’Eglise, et par voie de conséquence de sa lutte contre elle. C’est un pseudo christianisme qui a préparé le terrain de la dictature athée. Lorsque les convictions ne sont plus l’affaire et le but d’une vie, et qu’elles deviennent simplement des idées et des abstractions, il devient facile de renoncer à elles et de les rejeter comme un vieux vêtement.

Actuellement les mêmes processus se renouvellent.

Une partie importante de l’intelligentsia se considère orthodoxe tout en se tenant loin de l’Eglise. C’est la première étape de l’indifférence et de la froideur envers l’Orthodoxie, ce refus de la connaître et de la comprendre. Et une telle indifférence se transforme en général en hostilité.
La période de la dictature athée semble terminée. Mais rien n’advient sans raisons, ni ne disparaît sans laisser de traces. Quelles sont les métamorphoses qui nous attendent ? Et quelles seront les transformations de l’athéisme dont l’Histoire sera le témoin ?
..............................................;
Traduction pour "P.O." Marie Genko
Source Pravoslavie.ru
Site de l’archiprêtre Raphaël KARELINE



Rédigé par Marie GENKO le 4 Mai 2012 à 10:00 | 11 commentaires | Permalien


Commentaires

1.Posté par vladimir le 05/10/2010 10:19
Merci Marie de nous communiquer cette brillante analyse, qui jette un regard lucide sur la société russe, actuelle et passée, et de ses rapports à l'Orthodoxie. Le père Raphaël dit vrai, bien loin de l'enthousiasme béat des uns et du dénigrement systématique des autres! A nous de voir comment nous pouvons, à notre niveau, nous positionner pour pousser dans le bon sens!

2.Posté par Marie Genko le 06/10/2010 15:04

Merci Vladimir pour votre commentaire, que je partage entièrement.
Je voudrais simplement ajouter que je me souviens parfaitement de l'attitude de mes propres parents lorsqu'ils parlaient du clergé russe en général (d'avant la révolution) :

-Mes parents étaient des monarchistes et des orthodoxes convaincus, mais je dois dire que je ne me souviens d'aucune admiration de leur part vis à vis de ce clergé!

Que l'article du Père Raphaël Karéline soit excellent, cela me paraît évident!

Simplement je voudrais ajouter ici, que la communication entre les prêtres et les fidèles ne semble pas avoir été excellente du tout avant la révolution!

Il est de toute première importance de tirer les leçons du passé, et de ses propres erreurs, afin que cette communication soit aussi bonne que possible dans l'Église orthodoxe d'aujourd'hui.
Et combien cela est difficile et contraignant pour chaque prêtre de prêter à chacun des fidèles autant d'attention qu'il en attend et en souhaite!
Et pourtant c'est là une forme d'apostolat évidente, D'AUTANT PLUS BIENFAISANTE QU'ELLE ATTACHE LES FIDÈLES A LEUR PASTEUR....!


3.Posté par Nicolas le 12/10/2010 11:27
Merci pour cette traduction d'un texte de l'archimandrite, père Raphaël, prêtre russe de l'église de géorgie et écrivant en russe.

Espérons que ce travail soit le début de la traduction en français et de la publication des nombreux livres de ce grand staretz des temps modernes.

4.Posté par Daniel le 12/10/2010 13:43
@ Nicolas

Pourriez-vous nous en dire plus sur ce prêtre de l'église de Géorgie dont le nom sonne russe? Qui est-il? Où vit-il? Quels sont ses thèmes d'écriture?

5.Posté par Nicolas le 12/10/2010 14:26
A Daniel

Quelques informations.

C'est un prêtre russe de l'église de Géorgie qui vit à Tbilissi, il écrit en russe.Il existe un site le concernant sur le net (cf article de Mme Marie Genko pour l'adresse) qui liste sa biographie.

Quelques homélies et textes sont disponible sur le net en anglais.

Il s'exprime en général de ce qu'est l'orthodoxie mais aussi des problèmes actuel au sein de l'Eglise comme la sécularisation, les dangers du modernisme et des hérésies...ceci en s'appuyant sur un argumentaire très érudit et patristique .....................






6.Posté par PGP le 04/05/2012 13:14
XB !

J'ai eu l'occasion de lire un livre du Père Raphaël (en russe) sur l'orthodoxie, sur les questions pastorales et sur différentes analyses et interprétations des questions actuelles, tout comme Père Séraphime Rose le fit il y a quelques décennies.
J'avoue que sa longue expérience est vraiment très utile pour comprendre la manière de lutter contre les passions, ou bien sur l'interprétation des rêves ou l'apparition des "OVNI", la manière dont agissent les démons etc.

je ne peux que recommnader ces lectures

7.Posté par justine le 04/05/2012 15:04
Excellent article. Merci à Marie pour la traduction. Le phénomène n'est pas limité à la Russie, mais général. Et il a ses répercussions au niveau théologique où ce même libéralisme conduit à la relativisation et finalement au mépris de l'enseignement dogmatique de l'Eglise.

8.Posté par vladimir le 04/05/2012 23:05
Il peut toutefois aussi y avoir des mouvements inverses: ainsi dans l'article Cheminement-d-un-intellectuel-russe-vers-l-Orthodoxie (lien), je parle d'un intellectuel qui "se considère orthodoxe tout en se tenant loin de l’Eglise" dont certaines prises de position le choquent (la prison pour les bouffonneries de Pussy Riot dernièrement)... mais il y a 50 ans il m'expliquait que "Dieu n'a pas de place dans ma conception du monde". Maintenant il découvre petit à petit l'Orthodoxie au delà de ses aspects exclusivement culturels, en particulier grâce au "Journal" du père Alexandre Schmemann... Les voies de Dieu peuvent être impénétrables!

9.Posté par Marie Genko le 05/05/2012 09:35
Cher Vladimir,

J'ai regardé le lien que vous donnez ci-dessus dans votre message 8, et je me suis reportée au fil en question.
Je me permets de rappeler ce que je vous ai écrit en réponse à cet article et qui me paraît toujours d'actualité

"Merci de vous être donné la peine de nous donner ce témoignage.
J'espère simplement que vous saurez conseiller d'autres livres à votre cousin que le journal du Père Alexandre Schmemann.
Je crois très fort que nous devons nous abstenir du juger sans cesse le clergé!
Or, le journal du Père Alexandre est justement très critique et sévère sur tout ce qui est clergé russe traditionnel, maints autres aspects de l'orthodoxie russe et même critique des moines du Mont Athos.
A mon sens, pour une première approche de l'Orthodoxie, ce serait une toute autre démarche qui serait profitable à votre cousin.
Non une démarche de jugement de l'Église, mais une démarche d'amour pour elle!
Pour progresser en orthodoxie nous devons apprendre à émettre des jugements sur nous-même!
Et pour cela qu'il s'agisse de nouveaux ou d'anciens en Orthodoxie, le travail est le même!
Apprendre à prier, prier et prier encore! Lire les Écritures et nous pénétrer de la sagesse des moines.
Voici ce que dit le moine Géronda Porphyrios dans le petit livre intitulé :

"La Flamme divine que Géronda Prophyrios a allumé dans mon cœur"
(traduit du grec par les religieux du monastère Saint Antoine le Grand et du monastère de Solan)

"Au contraire tu dois fermer les yeux sur les faiblesses de tes frères, et sans pour autant les imiter, tu dois devenir un avec eux. Fais ce qu'ils veulent et de la manière qu'ils le veulent. C'est comme cela qu'ils veulent que l'on fasse? On fait comme cela! Ils veulent que l'on fasse autrement? On fait autrement. C'est de cette façon que les murs qui nous séparent de nos frères seront abattus. C'est ainsi que nous nous unissons au Christ. Plus tu deviens chaque jour plus uni à tes frères, plus tu entres mystiquement dans l'amour du Christ. "Demeurez fermes dans la liberté" dit Paul (Gal., 5, 1)." page 64

Si les fidèles s'abstenaient de se juger entre eux et aussi de juger ceux qui ont consacré leur vie au Seigneur, la vie des paroisses aurait un avant goût de Paradis! "

J'ajouterai à ce commentaire déjà ancien que le journal du Père Alexandre n'a pas été rédigé par lui à des fins de publications!
Et je pense que nous devons être reconnaissants au Père Alexandre Schmemannn pour l'immense qualité de son sacerdoce et non pas pour son journal dans lequel il s'est permi d'épancher ses propres joies et ses propres peines.
Ce n'est certainement pas lui rendre justice en tant que prêtre que de conseiller une lecture qui nous fait entrer dans l'intimité de son humanité.

Avec toute mon amitié Marie

10.Posté par vladimir le 06/05/2012 15:57
Christ est ressuscité!
Bien cher Marie,

J'avais consacré un article (1) à l'apport du père Alexandre à notre connaissance de Dieu (théologie) et, malheureusement, le débat qui a suivi s'est plutôt égaré sur d'autres considérations, essentiellement la traduction, bien secondaire par rapport à l'essentiel de l'article. Je ne pense pas que ce soit le lieu ici d'y revenir car ce fil est consacré à la très intéressante et très réaliste vision du monde contemporain en général et de la société postsoviétique en particulier que propose le père Raphaël (cette analyse convient moins bien à la société occidentale où seule une très petite minorité d'intellectuels exprimerait son attachement même à un christianisme brumeux et abstrait…

J'ajoute juste cette nuance que, pour les intellectuels en particuliers, les insuffisances du personnel ecclésiales peuvent être un problème, tout comme c'était d'ailleurs le cas dans le passé dont parle le père Raphaël, cette Russie prérévolutionnaire que certains idéalisent…

Alors, et c'est heureux, il y a toujours eu des théologiens, voire des saints dans le passé, qui ont permis de faire un pont entre les vérités de la religion, incontestables et justes, et ces manifestations superficielles. Dans le cas que je cite ce pont a été "le Journal", qui a permis à mon cousin de découvrir la vérité de la foi d'une personnalité cultivée comme lui-même et qui ne s'arrêtait pas aux imperfections superficielles des représentants de l'Eglise. J'insiste que c'est un premier pas, le dépassement d'un premier blocage car la famille de mon cousin n'est pas religieuse du tout et correspond à la description de la famille de Pasternak faite par son petit fils (2): on décore un sapin à Noël, on peint des œufs et on prépare "koulich et paskha" (3) à Pâques.

Enfin une dernière précision: ce n'est pas moi qui ai conseillé "le Journal" à mon cousin; au contraire, c'est lui qui me l'a fait découvrir, car il a été publié en russe avant de l'être en français et il était disponible à Moscou avant de l'être à Paris…

Très amicalement en Christ

Références
(1) http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/UN-GEANT-DE-LA-THEOLOGIE-CONTEMPORAINE_a1749.html
(2) Commentaire 2 à http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Boris-Pasternak-au-bac-Chretien-orthodoxe-et-Jivago-le-Christ-en-trop_a2387.html
(3) Comme tous nos lecteurs ne connaissent pas obligatoirement les traditions spécifiquement russes, je précise que "koulich et paskha" sont des gâteaux spéciaux préparé en Russie pour Pâques.

11.Posté par vladimir le 06/05/2012 17:32
Erratum: pour (2) il s'agit du fils de Boris Pasternak et non de son petit fils. Toutefois il parle aussi de son grand-père (le père de Boris Pasternak ) dans son interview...

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