Le songe du patriarche
Traduction pour "Parlons d'orthodoxie" Laurence Guillon
PRAVOSLAVIe i MIR
(L’archevêque Benjamin Fedtchenkov. Photo 1934 )

Le 22 février 1992, furent retrouvées les reliques du saint patriarche de Moscou et de toutes les Russies, Tikhon.

Depuis 1927, on considérait que le corps du Patriarche ne se trouvait pas dans son tombeau du monastère Donskoï : il avait été soit brûlé pat les tchékistes dans un crématorium, soit enseveli quelque part en secret par des moines. Mais, après avoir passé 67 ans dans une crypte humide, les reliques furent découvertes dans un état de conservation presque parfait.

Le service du Patriarche Tikhon aussi bien que l’apparition de ses reliques eurent lieu dans une période de trouble. La rencontre que décrit le métropolite Benjamin (Fedchenkov), se déroula également dans ce qui était pour lui une période de confusion spirituelle intérieure.

Le songe : la vision que j’ai eue du patriarche Tikhon

D’une façon générale, on ne doit pas croire aux songes. Et les saints pères parlent même particulièrement de la « vertu de ne pas croire aux songes » (le bienheureux Diadorque, dans la « Philocalie »). Mais quelquefois, ils sont de façon évidente crédibles. Je raconterai très brièvement la vision que j’ai eue du patriarche Tikhon.

Le songe du patriarche
C’était l’année du désaccord entre le métropolite Antoine et le métropolite Euloge. J’avais quitté Paris pour Cannes ; là, j’officiais chaque jour.

Et un jour, je fis un rêve:

Je me trouvais dans une énorme ville. Il me semblait que c’était à Moscou… Mais tout à fait à la limite. Il n’y avait déjà plus de rues, juste des maisonnettes jetées ça et là. .. Un endroit inégal… des trous argileux. Et plus loin, des herbes folles et un champ à perte de vue. Je me trouvais dans une de ces petites maisons, ou plutôt dans une isba paysanne. J’étais en soutane sans panaghia épiscopale, bien que l’on sût que j’étais évêque. Dans l’isba, il y avait dix ou quinze personnes. C’étaient tous des gens du petit peuple. Ni riches, ni célèbres, ni savants. Ils se taisent. Ils se déplacent avec nonchalance, comme des mouches sur une vitre, en automne, avant de geler pour l’hiver… Je ne parle pas et ne peux pas parler ; ils ne sont en état d’écouter, ni instruction, ni quoi que ce soit d’ordre divin. Leur âme est tellement blessée, par leurs péchés autant que par leurs malheurs, et par l’impossibilité de se remettre de leur chute qu’ils sont pareils à des gens à la peau brûlée qu’on ne peut toucher même légèrement. Et, ressentant cela, je me tais… C’est déjà bien d’être parmi eux, que non seulement ils me « supportent », mais même « tout simplement », se sentent avec moi (bien que sans familiarité, rien de débridé), ne soient pas intimidés, me considèrent comme l’un des « leurs ».

«Surtout ne dis rien, me disent leurs cœurs en silence, c’est assez que nous soyons ensemble… Ne nous touche pas : nous n’avons plus de forces. »

Je suis triste de ne rien pouvoir faire et j’ai encore davantage pitié d’eux : ils sont malheureux.
Soudain, quelqu’un dit :
- Le Patriarche arrive.
C’est en effet lui qu’ils attendaient auparavant. Nous sortons tous. Et moi avec le groupe.
Nous regardons : le patriarche se déplace presque au dessus de la terre. Dans un manteau d’archiprêtre, avec une coiffe monastique noire (au lieu de la coiffe blanche patriarcale). Derrière lui un novice en surplis tient l’ourlet de sa mante. C’est là toute sa suite…

Et il n’en faut pas plus… Les âmes sont malades, trop de pompe leur serait insupportable.
Nous regardons le saint qui s’approche et voyons sur son visage briller un extraordinaire sourire de tendresse, d’amour, de compassion, de pitié, de consolation… Enfin un sourire si doux que je pouvais presque en sentir le goût dans ma gorge…
Et toute cette douceur d’amour caressant, il l’envoie à ce peuple ! Et moi, il ne semble pas me remarquer… Et il continue à s’approcher.
Et soudain je ressens un changement qui commence dans les cœurs des paysans autour de moi ; on dirait qu’ils « reviennent à eux », qu’ils fondent. Je ressens même dans mon propre corps comme si quelque chose, « sous l’estomac », se déliait , pour moi comme pour eux, se relâchait… « nous libérait »… J’appris plus tard qu’à cet endroit se trouve le nœud nerveux de ce qu’on appelle le plexus solaire (où « cela serre » quand on a du chagrin)…

Et dans leurs yeux je commence à lire leurs pensées :

« Regarde donc, notre saint Père sourit… Ca veut dire qu’on peut quand même respirer ! »

Et ces pauvres gens traqués se sentent de mieux en mieux.
Et le très saint Père continue à s’approcher, et leur sourit toujours plus. Son visage est encadré d’une barbe rousse.
Et quand il fut vraiment tout près, je vis que les visages de mes voisins souriaient aussi, mais ils étaient encore très peu nombreux à le faire.
« C’est seulement maintenant, me vint-il à l’esprit, qu’on peut leur dire quelque chose, maintenant, ils sont devenus capables d’écouter : leur âme a fondu. Alors que là, dans l’isba, il ne fallait pas songer à les admonester. »
Et je compris qu’il fallait d’abord réchauffer l’âme pécheresse et seulement ensuite la redresser. Le très saint Père le pouvait ; il aimait très fort ses enfants pécheurs mais si malheureux. Et il les réchauffait de son amour.

Et je compris qu’il était impossible, auparavant, de leur parler (pour moi) et c’était la raison pour laquelle il ne fallait pas. C’était pourquoi nous nous taisions, dans l’isba. Et je m’émerveillai de la grande force que possède l’amour !
Le très saint Père s’approchait. Il me semble que nous nous prosternâmes à ses pieds, du moins moi, je le fis. Me relevant, je lui baisai la main. Elle me parut douce et ferme.

Je me présentai pour la première fois en tant qu’évêque. Mais chose étrange, il n’y accorda aucune importance, comme s’il ne m’avait pas remarqué. Cela me sembla même affligeant. Mais tout son amour était dirigé vers ce petit peuple abattu et souffrant.

Enfin, n’y tenant plus, je me décide à lui adresser une question silencieuse (sans paroles, avec le cœur, mais son cœur ressent ce que je pense) : — Monseigneur ! Que devons-nous donc faire, là bas (à l’étranger) ? C’est-à-dire au sujet de la division de l’Eglise entre le métropolite Antoine (Khrapovitzky, fondateur de l’EORHF) et le métropolite Euloge ? De quel côté me diriger ?
Il comprit tout de suite la question mais ne s’y intéressa visiblement pas, et même, elle l’affligea plutôt. Le sourire qui rayonnait jusqu’alors disparut.

J’attendais la réponse… Lequel ? Il aurait pu me dire: va vers le métropolite Antoine, ou au contraire, vers le métropolite Euloge, ou quelque chose de ce genre, plus généralement au sujet de la division… Mais sa réponse fut tout à fait inattendue, et je n’aurais pu l’imaginer :
- SERS LE PEUPLE…

Voilà quelles furent les paroles inattendues et étonnantes que me dit le très saint Père. : ni au sujet des métropolites, ni à celui de leurs divisions, ni à celui des juridictions, mais à celui du service du peuple… Précisément du peuple, du petit peuple… Ce n’était pas en vain que, dans l’isba, il n’y avait que des moujiks (et mon père, ancien paysan serf)…
Il ne dit pas : « Servez », mais au singulier : « Sers ». Cela me concernait personnellement. Et me devint soudain évident le sens des paroles du patriarche :
«Et pourquoi donc vous, les hiérarques, vous querellez-vous entre vous ? Est-ce de vous qu’il est question ? La question, c’est le salut du peuple, et précisément du petit peuple. S’il est sauvé, tout ira bien. S’il ne l’est pas, tout est perdu. Que peuvent des généraux qui n’ont pas de soldats ? »

Et soudain toute cette querelle de pouvoir perdit son sens…
C’était de moi, maintenant, qu’on réclamait une réponse …

Et, à ma grande honte ! je pressentais toute la difficulté et l’ennui du travail terne au sein de ce petit peuple en compagnie duquel je me taisais dans l’isba. Je succombai à la tentation et, pareil à un serviteur rebelle, je fis une tentative pour écarter cette croix…
— Monseigneur ! lui « dis-je » en mon cœur. C’est qu’on me propose la dignité d’archevêque !
Et je me représentai quelque chose comme une église énorme : je porte la mante… On chante… Mais l’église est vide… Je vais vers l’autel…
Mais le très Saint Père devint soudain triste et je lus dans son regard :

— Déraisonnables que vous êtes ! De quelle utilité vous sera l’archevêché, si vous n’avez personne à servir ? C’est que le peuple n’existe pas pour les archevêques, mais les archevêques pour le service divin du peuple…
Et j’eus terriblement honte… J’étais déjà prêt à ravaler mes paroles, mais hélas, trop tard : elles avaient été prononcées. Alors le patriarche ajouta :
—Si c’est comme cela, vas donc chez Antoine…
«Si c’est comme cela» — C’est-à dire de deux mauvaises voies (par rapport au service du peuple) choisis celle qui est relativement la meilleure…

Ensuite, on commémora quelque chose dans le monastère, puis encore quelque chose que j’ai oublié…dans le brouillard…
Le patriarche disparut.
Je me retrouvai dans une maison (peut-être dans cette même isba, je ne sais pas.)

Je regarde : les saintes reliques de saint Josaphat de Belgorod gisent recouvertes d’un linceul… Je m’approche pour les vénérer. Et derrière moi s’en vient l’archevêque Vladimir (à Nice). Un prêtre que je connais, le père A. replie le linceul. Je regarde : le saint repose, comme s’il était vivant. Je m’incline et dit à l’archevêque Vladimir : « Regardez, regardez, le saint est vivant. » Et je m’approchai de la tête. Alors saint Josaphat tendit la main en arrière et me donna sur la joue droite une tape caressante. La vision prit fin. Je m’éveillai.

Tel fut mon rêve. Il s’écoula ensuite quelques mois. Je lus à un ami ce rêve (la note en était perdue). Et il me fit soudain cette question : « Mais que venait faire là saint Josaphat ? »

Je regardai la date à laquelle j’avais fait ce rêve et vis que c’était soit le jour de la fête de saint Josaphat, soit le jour de sa commémoration (le 4 septembre. Etonnante coïncidence. )
Cela me confirma encore plus dans l’idée que le rêve n’était pas un hasard. Je l’envoyai à des anciens de l’Athos. On me répondit de là bas : « Ce songe est un signe ! » Mais l’on ne me donna pas de détails…

Je le comprenais bien, dans le sens qu’il me fallait aller en Russie, « servir le peuple ».
Et je m’y préparai… Et on m’avait presque accordé l’autorisation … Mais voilà que le métropolite Euloge (au courant de mes démarches secrètes) m’envoya une lettre suppliante : renoncer à mon voyage « au nom de notre Seigneur Jésus Christ », afin qu’il ne fût pas, pour l’émigration, « une tentation » et la promesse de me trouver ici quelque place (d’archevêque) ? Je renonçai, non pour « l’émigration, » mais pour le nom de Dieu…Il me remercia…

Alors je sortis dans le jardin du métochion de saint Serge et… fondit en larmes amères : j’avais refusé de « servir le peuple » [1].
Et je m’attriste jusqu’à présent, lorsque je m’en souviens. Il m’aurait suffi de deux ou trois jours de prière pour que la réponse fût probablement différente…

i[[1] La description de ces évènements a été faite en 1926 ]i

Митрополит Вениамин (Федченков)
Божьи люди. Мои духовные встречи. М. 2004


PHOTO : Le Patriarche Tikhon célèbre une action de grâce près de la Porte Saint Nicolas, place Rouge





Rédigé par Parlons d'orthodoxie le 5 Juin 2012 à 18:29 | 3 commentaires | Permalien



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