Une église sur le bord de la route
Valérie Potapov
Traduction Elisabeth Toutounov

Une église sur le bord d’une route à grande circulation. Qu’est-elle donc ? Une vision éphémère par la fenêtre de la voiture, une courte halte pour une âme blessée, pour une demi-heure, une heure peut-être, ou bien une bonne raison de s’éterniser, et plus tard, à chaque passage de ralentir de s’arrêter ? Ce petit point sur la carte peut-il devenir le centre d’une vie, ou ne demeurera-t-il qu’un intermède de voyage ?

Nous sommes au village de Troubino, dans le district de Stchelkov de la région de Moscou ; à 36 kilomètres de Moscou en ligne droite, ou presque. La route est monotone, soporifique ; une dernière descente, et juste après le panneau indiquant le nom du village, elle se métamorphose, change de caractère, s’aplanit, pour s’élancer ensuite vers le haut ; comme si elle comprenait, elle aussi, où elle va. Une petite église blanche s’élève au centre du village, l’église Saint-Serge-de-Radonège. Entre la route et l’entrée de l’église, il n’y a qu’un pas.

Mon interlocuteur me raconte un de ses souvenirs de « l’église sur le bord de la route » :

Un homme me rattrape dans le village de Frianovo : « Attendez, attendez ! Pardonnez-moi, vous êtes bien prêtre ? » - « Oui, c’est bien cela. » - « Et où donc célébrez-vous ? » - « A Troubino ». Silence. « Il y a une église là-bas ??? ». Il ressort de ses paroles qu’il est le chauffeur du car « Moscou-Frianovo », qui passe au moins cinq fois par jour par Troubino, et donc devant l’église. Il y a là tout un symbole : qui n’a pas besoin de l’église passe son chemin.

Une église sur le bord de la route
Notre entretien se déroule dans un petit réfectoire, après la liturgie du dimanche. Père Antoine Senko attend des fiancés qui doivent se marier. Ils sont en retard, et les paroissiens autour de nous plaisantent : « la fiancée a déjà peur », « ils ont changé d’avis, pas de doute ». Je demande si cela s’est déjà produit.

Pas pour un mariage, mais une fois des funérailles ont été annulées. Ils sont arrivés directement de la morgue, ils ont parlé du défunt, qu’il était là-bas, pas très loin, ils pleuraient et disaient qu’ils allaient bientôt revenir avec lui, ils ont instamment demandé qu’on les attende. Nous avons attendu, attendu, mais personne n’est jamais venu. Ils n’ont même pas téléphoné.

Cet église au bord de la route a essentiellement ceci de particulier, que sa vie paroissiale est impossible à planifier. C’est à cause de sa situation géographique. La circulation est si intense de Moscou et vers Moscou, avec ceux qui partent en congé, ceux qui vont travailler, qu’il est parfois impossible de traverser. De temps à autre, on entend crisser les freins : les gens arrivent sans prévenir, laissant là leur voiture, refusant de répondre au chauffeur de taxi, aux parents, aux amis qui leur courent après. Lentement, avec respect, ils se signent à l’entrée de l’église. Parfois, ils se dandinent d’incertitude, puis se décident enfin, timidement, à se faufiler à l’intérieur. D’autres ouvrent la porte avec brusquerie, cherchant le prêtre à qui ils vont raconter avec la même énergie « leur vie tout entière ».

Il y a cinq ans environ, il s’est passé ceci : une femme s’est arrêtée devant l’église en pleine détresse. Elle venait d’apprendre que son mari avait péri dans une catastrophe aérienne. Avec une amie, elles avaient quitté la datcha pour rejoindre Moscou. Elle a remarqué l’église devant laquelle elle était passée si souvent sans jamais y entrer. Pendant un long moment nous avons marché autour de l’église, nous avons parlé, puis je l’ai emmenée dans l’église, où nous avons prié. Elle est repartie plus calme, consolée – à tout le moins elle comprenait ce qu’elle avait à faire.

Une église sur le bord de la route
C’est le genre d’histoire dont le père Antoine se souvient avec joie. Les gens des environs ont une règle : si une personne se trouve en difficulté, on l’amène sur-le-champ au père. Et si la rencontre a apporté du soulagement à cette personne, c’est toute la paroisse qui s’en réjouit.
L’été est une période tendue. Route de transit, route des vacances : le mélange est explosif. Le flot de personnes réclamant d’urgence ceci ou cela (par exemple, de baptiser un enfant) s’amplifie. Les freins crissent, la famille sort des voitures, le bruit s’amplifie, quelqu’un parle avec colère, raconte qu’en ville on leur a proposé « je ne sais quels entretiens », mais que l’enfant, le voici, avec nous, il est si mignon, mettez-lui la croix, mon père, et séparons-nous bons amis. Les choses ne se passent pas toujours bien, malgré toute la bonne volonté qu’on y met. Et lorsque le prêtre, là encore, parlent d’entretiens pour les catéchumènes, toute la procession s’en retourne avec fureur vers les voitures et disparaît.

* * *

Le père Antoine se doit de se préoccuper de tous. cela le contrarie de voir qu’à cause des gens de passage, les paroissiens de souche sont parfois relégués au second plan : le temps manque tout simplement pour eux. Et le prêtre de faire remarquer, que le rôle d’une église sur le bord d’une route est, avant tout, missionnaire. Nul besoin de partir où que ce soit. La route se charge d’amener celui qui en a besoin. Plus tard, certains deviendront des paroissiens de cette église, d’autres iront dans une autre église, mais pour beaucoup cet arrêt sera effectivement devenu un événement crucial.

Un jour, un alpiniste s’est arrêté tout exprès. Avant de partir à la conquête de nouveaux sommets, il souhaitait être baptisé. Cela, je ne l’ai su que plus tard. Ce jour-là il m’a sauté dessus alors que je confessais une de mes paroissiennes, et m’a demandé : « Quand pouvez-vous me baptiser ? ». Stupéfait, je lui ai répondu : « Jamais ! » Du coup cela a été son tour d’être stupéfait, et il a demandé : « Mais pourquoi ? » Je lui ai dit : « Qu’avez-vous donc fait pour pouvoir recevoir le baptême ? » - « Que faut-il faire ? » - « Prenez l’Évangile, lisez-le, et vous voudrez peut-être changer d’avis ? Parce que cela vous est étranger ou inutile ? » Deux mois et demi passent. La sonnette retentit. « Bonjour, dit l’homme, vous me reconnaissez ? Souvenez-vous, vous m’aviez conseillé de lire l’Évangile. Eh ! bien, j’ai lu le Nouveau Testament. Après cela, je suis retourné dans ma famille, ma femme m’a accueilli et pardonné ; j’ai changé certaines choses dans ma vie, et maintenant je voudrais discuter avec vous de la possibilité de me baptiser. » C’était la première fois que je baptisais un adulte. C’était en 2005, les tout débuts de ma prêtrise. Avant cela j’avais peur de baptiser les adultes. Quand on baptise un bébé, on ne voit aucune manifestation explicite du sacrement accompli : le bébé pleure puis s’endort, les grand’mères s’attendrissent, tout le monde est content. Mais là, lorsque je me suis tourné pour lui mettre la croix, il rayonnait, comme un enfant qui sourit. « Père, je me sens si léger ! » Il était visible qu’il avait ressenti la joie de communier avec Dieu. Après cela, je n’ai plus eu peur, ni de baptiser, ni de mener des entretiens, ni même parfois de refuser.

Une église sur le bord de la route
Père Antoine lui-même était souvent passé par cette route devant les murs à demi écroulés de l’église. Jamais il n’avait imaginé qu’il était possible de la restaurer, sans parler du fait qu’il serait appelé à y célébrer. La proposition du doyen lui fut un choc. Aussi, quand le futur recteur entra pour la première fois dans l’église Saint-Serge-de-Radonège, sa situation géographique était bien le cadet de ses soucis. La chapelle en pierre construite en 1849, transformée une dizaine d’années plus tard en église par la famille des marchands Botcharov, autrefois richement ornée de fresques, pourvue d’un clocher de 10 cloches, avait été fermée en 1942. Ensuite, l’église fut carrément transformée en grange à foin. Les offices reprirent en 1996 ; le recteur père Vladimir essaya, autant que faire se peut, de remettre l’église en état. Pourtant, le père Antoine se souvient du temps pas si lointain où les gamins jouaient sur les murs en ruine, où des bouleaux et des buissons de framboises poussaient sur le toit, et où il ne restait de la coupole que sa structure en métal et une croix toute rouillée. Il comprenait qu’il y aurait beaucoup à faire. Ce qui l’encourageait, c’était les histoires racontées par le précédent recteur, toutes liées à la route.




Une église sur le bord de la route
Les ouvriers avaient posé le sol en marbre, puis vint le jour où il fallait les payer, mais il n’y avait pas d’argent ; il en fallait beaucoup. Alors le père Vladimir s’agenouilla devant la relique la plus sacrée de l’église, l’icône de Saint Serge retrouvée peu de temps avant, et récita l’acathiste. Au bout d’un certain temps un homme entre dans l’église : « j’ai eu une rentrée d’argent, je veux en donner à l’église. » Il le donne et s’en va. Stupéfait, le père Vladimir lui court après, et tout en courant il réussit à lui poser deux questions : quel est son nom, et d’où provient l’argent. « Je m’appelle Serge, quant à l’argent, c’est une prime que je n’espérais plus recevoir, et que j’ai décidé de donner à l’église. » Bien évidemment, la somme correspondait exactement à qu’il fallait payer aux ouvriers. »

J’ai moi aussi une histoire d’argent. Une histoire drôle, liée à la route elle aussi. Une voiture s’arrête, en sort un homme qui court après le prêtre, moi donc : « Père, vous avez des cierges verts ? Non ??? » Puis c’est au tour du prêtre de courir après cet homme : « Dites, pourquoi vertes ? » - « Mais comme les dollars, bien sûr, pour que j’aie de l’argent ! ». Pensant qu’il plaisante, je lui dis : « Bon, mais nous en avons des jaunes, pour l’or. » - « Pour l’or cela ne suffit pas ! » La portière de la voiture claque, et l’homme poursuit son chemin.

* * *

La vie est difficile pour un prêtre qui n’a pas le sens de l’humour. Comme pour l’or, il en est qui n’intègrent pas la foi chrétienne. Il y a des centaines d’histoires sur ce sujet. Certain refuse d’accepter un Évangile sans le payer, estimant que celui-ci est ensorcelé. Des femmes à la voix forte et au caractère despotique traînent impitoyablement et contre leur gré devant l’autel des hommes malingres et soumis. A Pâques des bonshommes joyeux, ivres, attendent que le prêtre sorte du sanctuaire pour encenser l’église, et le tirent par son vêtement : « Bravo, père, bravo ! »

Père Antoine, non sans ironie, qualifie son église sur le bord de la route de « poste de soins d’urgence ». Les gens qui se manifestent sous ses murs blancs portent en eux des épreuves difficiles, des souffrances spirituelles ; ils viennent une ou deux fois, puis disparaissent. Comme ces blessés à qui l’on pose un plâtre et que l’on renvoie chez eux, pour qu’ils s’adressent à leur médecin traitant.

Quant aux paroissiens permanents, ce sont essentiellement les habitants des villes voisines de Schelkovo, Friazino ; quelques-uns viennent même de Moscou. Le village compte plus de deux mille habitants. Mais, d’après le père Antoine, à l’église on peut les compter sur les doigts de la main. Il ne peut dire pourquoi. Pourtant, certains ont juste la route à traverser. Alors que les citadins, eux, prennent la voiture ou le bus pour venir dans cette église de campagne. En ville il n’y a pas assez d’églises, dit le recteur, le prêtre n’a physiquement pas le temps de s’occuper de tous. Alors ils viennent ici.

Le chemin qui mène à l’église est différent pour chacun d’entre eux. Dieu nous appelle par la voix de l’amour. Souvent, l’homme ne l’entend pas, et vient à l’église plus tard – après être passé par la douleur et la souffrance. Je dirais que c’est le même chemin que d’un cœur à l’autre. S’il sent qu’ici il est chez lui, qu’il y fait chaud, qu’il y est tranquille, il restera. Ensuite viendront les épreuves, les accords, les désaccords. Venir à l’église – ce n’est pas un but en soi. Mais beaucoup pensent que, puisqu’il est entré dans l’église, le voyage est terminé. Mais Dieu appelle l’homme à trouver sa place dans l’Église. On peut participer aux offices : lire, chanter, devenir membre du clergé. On peut faire la cuisine. Nettoyer. Peindre des icônes. Aider à restaurer l’église. Le service hospitalier est très demandé actuellement. Il y a la mission aussi. Tout en expliquant les choses aux autres, on essaie aussi de comprendre, et on se pose des questions.

Le réfectoire est vide, le chœur s’assemble dans l’église. Le thé est bu, les mariés en retard sont arrivés, tout rayonnants, ils attendent sur le seuil. Les enfants préparent le riz et les pétales de roses dont, sur le chemin entre l’église et la route, ils couvriront ceux qui deviendront bientôt un. Les fiancés, Michel et Anne, font partie des paroissiens permanents. Le sacrement va être accompli, puis le père Antoine leur donnera sa bénédiction. Il parlera d’amour, de patience, et surtout de la route qui mène à l’église, et de l’autre chemin, essentiel à tout chrétien.

Notre chemin, bien sûr, nous mène au Royaume céleste. Le Seigneur n’a pas dit en vain : « Je suis le Chemin et la Vérité et la Vie » (Jn, 14 :6). Aucun chemin, aucune œuvre n’est possible sans le Christ, sans une relation personnelle avec le Christ. Pour cela chacun connaît sa propre mesure, son propre état intérieur, sa propre route, en fin de compte.

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Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 2 Octobre 2013 à 11:10 | 2 commentaires | Permalien



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