Russie: l’orthodoxie, une idéologie de substitution ?
Pour "Parlons d'orthodoxie", texte de Vladimir Golovanow

Le site géopolitique diploweb.com publie sous ce titre provocateur un article de Nathalie OUVAROFF Journaliste, correspondante à Moscou durant plusieurs années. Il commence bien – "Alors que s’approche le Noël orthodoxe, début janvier, il est utile de s’interroger sur la place de l’orthodoxie dans la Russie de 2010" et, après une analyse rapide des 20 dernières années en Russie, conclu lapidairement: "Il semble donc que la Russie s’orienterait plutôt vers une forme de « conservatisme social » dont l’orthodoxie serait une composante au même titre que les autres religions traditionnelles. Ce qui n’empêche pas de l’utiliser sur le plan international comme un étendard permettant de rallier, voire d’instrumentaliser, les communautés russes de l’étranger en cas de besoin."

L'approche est intéressante car l'auteur connaît bien la situation en Russie. Ce qu'il écrit n'est pas faux mais son analyse, si brève qu'elle en devient caricaturale, souffre surtout du défaut habituel chez les analystes occidentaux: on juge la situation en Russie à partir de critères occidentaux et en occultant complètement le contexte historique. Or la réalité russe ne rentre pas dans les cases de la grille d'analyse occidentale car l'échelle de valeurs des Russes n'est pas identique à celles des Occidentaux (qui croient leur échelle de valeurs universelles!). De ce fait il est difficile d'en rendre compte brièvement sans caricaturer et je prie mes lecteurs d'excuser la longueur inhabituelle de cet article.

Russie: l’orthodoxie, une idéologie de substitution ?
La Russie sort du plus terrible régime totalitaire que le monde moderne ait connu. Est-il surprenant qu'elle cherche encore sa voie? Toutes les transitions historiques ont connu un passage anarchique et une réaction: 20 ans après la révolution française Napoléon avait rétabli l'esclavage et Hitler est au pouvoir 20 ans après la chute de l'empire germanique… La Russie, elle, se cherche encore: après 10 ans de libéralisme désordonné avec Eltsine, qui a dévalorisé la notion de démocratie dans l'opinion, et 8 ans de remise en ordre autoritaire avec Poutine, parler d'un "conservatisme social", d'ailleurs sans le définir, parait inadapté.

Quelle place pour l'Église orthodoxe?

Nathalie OUVAROFF souligne à juste titre la place importante qu'elle occupe: "C’est la religion dominante : 80% des habitants de la Fédération de Russie se réclament de l’orthodoxie mais seulement 10% pratiquent régulièrement. Cependant, la religion devient de plus en plus présente dans la vie de la nation. Pas une manifestation publique sans la bénédiction d’un prêtre. Les médias couvrent toutes les fêtes religieuses et rapportent la moindre des interventions du Patriarche." Mais elle ne pousse pas son analyse:
- En faisant remarquer que cette situation, où la majeure partie de ceux qui se réclament de l'orthodoxie ne pratiquent pas réellement, rappelle celle de nombreux pays, dont la France (cf. note dédiée). Il est clair que cela correspond à la sécularisation croissante de nos sociétés, dont les Églises, orthodoxes comme catholiques, sont parfaitement conscientes. L'Église russe y fait face avec les autres religions traditionnelles de Russie (1) et propose aussi des actions communes à l'Église catholique.
- En analysant ce que l'on entend par "pratiquer régulièrement" (cf. notes précédentes : s'il s'agit de la messe hebdomadaire, le chiffre de 10% est certainement trop élevé (on parlerait plutôt de 2-3%, à comparer au 4,5% en France d'après la note citée). Ces 10% se rapprochent des derniers chiffres connus pour une fréquentation très épisodique de l'église (au moins 1 fois/an), mais il ne tient pas compte des autres formes de pratique plus répandues en Russie: port d'une croix pectorale, vénération individuelle des icônes, bénédiction des biens, jeune pendent le grand carême, recueillement dans les cimetières(2), usage de l'eau bénite… etc. (cf. note dédiée. Toute cette approche ritualiste de la religion touche un nombre de personnes qui n'a jamais été estimé à ma connaissance et l'Église russe est bien consciente qu'il y a là un terrain prioritaire pour son action pastorale.
- Enfin, et cela me parait essentiel pour toute analyse qui se veut prospective, en rappelant les tendances: nous partions, il y a 25 ans, de quelques milliers de pratiquants dans quelques centaines d'églises. En reprenant ce chiffre de 10%, nous serions passés à 14 millions et il y a prés de 10 000 paroisses en Russie d'après les derniers chiffres: l'accroissement représente certainement un facteur supérieur à 10! Nathalie OUVAROFF rappelle la vague de baptêmes des années 1990, qui est retombée car ceux qui voulaient être baptisés le sont (là encore je ne connais pas de chiffres!). Mais les ouvertures d'églises et de monastères, comme les ordinations de prêtres, continuent à un rythme soutenu et devraient se poursuivre car on est loin de la saturation: il n'y a qu'une église pour 14 000 habitants en Russie contre une pour 1500 à 5000 habitants en Occident. C'est cela qui permet à l'Église de prendre une place croissante dans la société.

Un rôle social essentiel:

Curieusement, l'article néglige complètement cet aspect là. Pourtant, l'effondrement du système soviétique et l'éclatement des grandes entreprises avait mis bas tout le système de protection sociale: jardins, d'enfants, orphelinat, maisons de retraites, organisations de jeunesses ont quasiment disparu, laissant les plus défavorisés complètement démunis. Ils se sont alors tournés vers l'Église, seule institutions organisée qui semblait pouvoir répondre. Et l'Église a répondu, mais avec de grandes difficultés: toute activité sociale lui avait été interdite durant 70 ans et elle ne disposait ni des moyens physiques ni des cadres nécessaires. Il y eut néanmoins des initiatives et des réponses à tous les niveaux et orphelinats, soupes populaires, accueils des infirmes, organisations scouts et autres maisons de repos ont vu le jour à travers toute la Russie.

Prés de 20 ans après, ces aspects là de l'action ecclésiale sont en train de se structurer complètement: des départements spécialisés existent depuis plusieurs années au niveau central et dans les évêchés, et des cadres spécifiques vont faire leur apparition dans la nouvelle organisation paroissiale. L'Église renforce ainsi sa place institutionnelle au sein de la société… comme en Occident ou existent "Secours catholique", "enseignement catholiques", "Ordre de Malte"… etc

Idéologie de substitution ou contre-pouvoir?

C'est donc en se substituant à une carence du pouvoir que l'Église a pris un rôle social important. Et de la même façon elle a retrouvé une place de guide moral: après l'effondrement de l'idéologie communiste, la société russe s'est retrouvée sans repères, sans idéaux, et la religion a été le seul recours possible. Toutes les réponses religieuses ont d'ailleurs été sollicitées et nous avons vu fleurir toutes sortes d'églises importées, des Krishnaïtes aux Mormons en passant par les communautés protestantes ou des sectes locales. Mais une étude récente montre que ces mouvances là sont en perte de vitesse alors que les Églises traditionnelles progressent, avec l'Église orthodoxe au premier rang. Bien entendu, l'Église orthodoxe participe aussi au débat sur "l'idée nationale" (ce qu'on appelle en France "identité nationale") et une majorité de Russes, même non-religieux, reconnaissent les racines orthodoxes de la Russie.

Le pouvoir reconnaît à l'Église ce double impact moral et culturel et, n'ayant rien d'autre à proposer, cherche à s'appuyer dessus. Nous avons donc là une situation unique dans l'histoire de l'Orthodoxie: l'Église était traditionnellement soumise au pouvoir, l'empereur, le sultan ou le tsar nommant et destituant les principaux dignitaires, à commencer par le patriarche(3); là, au contraire, le pouvoir fait tout son possible pour obtenir le soutien de l'Église. Et l'Église obtient des résultats concrets, de l'enseignement des fondements religieux à l'école à la fête nationale du 4 novembre, de l'interdiction des "gay-prides" à la condamnation des crimes staliniens, sans oublier la restitution des biens ecclésiastiques (y compris, parfois, ceux qui avaient été confisqués… sous Catherine II (4)).

Vers une "Démocratie chrétienne"?

L'Église Russe semble ainsi en passe d'occuper dans la société une place similaire à celle que l'Église catholique occupait en France au XIXe siècle, et qu'elle occupe toujours dans nombre de pays (Italie, Espagne, Pologne Lituanie… l'Église orthodoxe occupant d'ailleurs une place similaire en Grèce): celle d'une référence morale et sociale indiscutable, voire d'une référence politique. Cela ne va toutefois pas sans résistance: l'administration fait tout son possible pour écarter l'Église des organisations de jeunesse et nombre de chefs d'unités voient d'un mauvais œil l'arrivée d'aumôniers… Mais la volonté politique est affirmée au plus haut niveau, comme le montrent encore les .changes pour Noël (5), et le reste va suivre, même en trainant les pieds, car en Russie l'exemple d'en haut vaut loi!

Par contre les tentatives de créer un parti "démocrate chrétien" semblent vouées à l'échec car l'Église ne souhaite pas s'engager en politique:
- Les patriarches Alexis et Cyrille ont clairement répété que l'Église devait se tenir en dehors des partis et toute activité politique est interdite aux clercs
- Sa Sainteté Cyrille I propose une alternative à la démocratie parlementaire à l'occidentale(6), qu'il considère comme étrangère à la Russie. Il développe l'idée d'explorer les voies d'une conciliarité consensuelle sur le modèle ecclésial, qui seraitbasée sur des "États Généraux" (Zemski sobor) comme il en existât avant Pierre le Grand (le dernier s'est réuni en 1683-84…). Aucune mise en œuvre pratique n'est toutefois esquissée et on est loin d'une véritable option politique.

Conclusion: une vision renouvelée de la société
L'Église est, en Russie, un vecteur de progrès moral et social essentiel pour mettre fin à l'idéologie communiste, dont les reliquats marquent encore les esprits et empêchent une véritable renaissance sociale. Le pouvoir prend en compte cette donnée et s'appuy sur l'Église pour faire avancer la société. Par contre le « conservatisme social » reste l'apanage des forces qui, autour du Parti communiste, cherchent à freiner cette évolution pour revenir au système bolchevique. Elles cherchent d'ailleurs à s'attirer les bonnes grâces de l'Église, mais elles lui restent en fait fondamentalement hostiles.

En fait, tant au plan économique que politique, la Russie semble explorer des voies nouvelles, où l'efficacité de l'économie de marché serait au service de la justice sociale. C'est en effet la justice sociale qui est la principale valeur sociétale pour les Russes, contrairement à l'Occident qui insiste plus sur les droits et libertés individuelles, mais il est intéressant de constater que cette optique rejoint les recherches occidentales les plus avancées sur la "moralisation de l'économie" après la crise…

L'Église se situe bien dans cette démarche là mais, en mettant en avant les valeurs éthiques et morales traditionnelles que l'Occident néglige complètement, elle apparait comme rétrograde aux yeux de l'observateur superficiel (7). L'article de Nathalie OUVAROFF est ainsi typique de la vision que l'intelligentsia occidentale se fait de la Russie actuelle et il est intéressant en cela: en partant d'éléments justes, mais partiels, et en appliquant des critères et échelles de valeurs occidentaux on aboutit à une idée complètement fausse de ce qui se passe là bas.


Notes
(1) Ainsi Le Conseil interreligieux de Russie, qui réunit les représentants des principales religions russes - orthodoxie, islam, bouddhisme et judaïsme, a adressé en 2008 une lettre au commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe pour protester contre l'intention des
organisations européennes d'imposer aux citoyens russes les "gay prides".
(2) Des sondages d'avril 2009 montraient que 30% des Russes "font un effort" pour le Grand Carême et que, pour Pâques, il y en plus qui vont au cimetière qu'à l'église
(3) Cela allait encore plus loin en Russie après la suppression du patriarcat par Pierre le Grand: l'Église était dirigée par le Synode dont les membres étaient nommés et prêtaient serment à l'empereur. Il était contrôlé par un fonctionnaire nommé par l'empereur, le Procureur du Synode, secondé par des "inquisiteurs" (sic!)
(4)Par exemple les bâtiments de l'évêché de Krutiskoie à Moscou).
(5) Cf. Commentaire 2 sur
(6) Cf. "L'Evangile et la liberté" de Mr Cyrile (qui n'était pas encore patriarche), cerf, 2006, pages 133-148
(7) Au même titre que l'Église catholique, d'ailleurs, avec qui l'Église russe entend mener le combat contre ce reniement des valeurs traditionnelles que Sa Sainteté Cyrille I appelle "libéralisme". La note 1 ci-dessus en est un parfait exemple.

Rédigé par Vladimir Golovanow le 11 Janvier 2010 à 10:02 | 38 commentaires | Permalien



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