Boris Pasternak au bac? Chrétien orthodoxe....et Jivago, le Christ "en trop"
Prix Nobel en 1958, considéré comme un très grand poète en Russie dès les années 1920, l'écrivain doit sa célébrité mondiale à son chef-d'œuvre, Le Docteur Jivago. Ce roman unique livre le plus puissant tableau des bouleversements et des violences de la Russie des premières décennies du XXe siècle

Cette introduction ouvre un excellent article de Jean Montenot (*), dans "l'Expresse Culture". Il y dévoile bien la profondeur et la complexité de l'œuvre de Boris Pasternak sans oublier son côté profondément religieux.

Jean Montenot

A l'ère soviétique, les Russes le tenaient pour l'un de leurs plus grands poètes. Même quand ses vers paraissaient sibyllins ou quand l'originalité de ses images les déconcertait, leur "oreille" ne les trompait pas. En Occident, hormis quelques férus de poésie -et ceux qui se souvenaient de la forte impression qu'il fit en tant que membre de la délégation soviétique dépêchée à Paris au Congrès des écrivains contre le fascisme (juin 1935), sa notoriété fut -elle l'est encore- liée à un seul livre: Le Docteur Jivago, un grand roman longtemps inconnu des Russes -et pour cause, puisqu'il n'a été édité, hormis quelques samizdats, qu'en 1988!

Boris Pasternak au bac? Chrétien orthodoxe....et Jivago, le Christ "en trop"
La publication de ce roman en Occident joua beaucoup dans l'attribution à Pasternak du prix Nobel de littérature, le 23 octobre 1958. Il fallut la grâce pulpeuse de Julie Christie et le charme un peu vitreux d'Omar Sharif pour que le nom de Pasternak devienne familier à ceux qui, sans cette adaptation, n'auraient jamais lu le roman quand bien même David Lean, le réalisateur, en a occulté la profondeur philosophique et poétique en en faisant un mélodrame sentimental avec en toile de fond l'entraînante "chanson de Lara". Un visage lunaire à la Buster Keaton, des regards où se laissent lire tour à tour l'effroi devant le réel piétiné, l'étonnement de l'enfant qu'un poète demeure un peu plus longtemps qu'un autre et l'assurance de ceux qui savent qu'ils sont du côté de la vie achèvent le signalement convenu d'un écrivain souvent sous-estimé.

Pasternak est né le 10 février 1890 au cœur du vieux Moscou. Issu d'une famille juive originaire d'Odessa, il est le fils aîné des quatre enfants d'un portraitiste reconnu, Leonid Pasternak, et d'une pianiste, Rosa Kaufman, qui renonça à sa carrière d'interprète pour élever ses enfants. La prime enfance de Pasternak n'en fut pas moins celle d'un enfant d'artistes avec pour ordinaire ce qui, chez la plupart, fait l'extraordinaire de la vie. Leonid, devenu professeur à l'Ecole de peinture, fréquentait ainsi Scriabine, Rilke ou Tolstoï, personnalités qui influencèrent profondément la vie spirituelle et la destinée d'artiste de Boris. Un temps, la figure de Scriabine prédomina -"Scriabine/Oh, Comment fuir les pas de mon idole? (1)"- et, suivant l'exemple de ce maître admiré, Boris projeta, alors qu'il était encore lycéen, de devenir compositeur. En 1909, une sonate pour piano reçut même les encouragements du maître.

Importante aussi fut pour le destin de Boris la sérieuse chute de cheval qu'il fit adolescent, le 6 août 1903. Elle eut pour conséquence une claudication légère, qui devait par la suite le dispenser du service militaire et lui permettre "[d'échapper] en une soirée à deux guerres futures (2)". Si l'on en croit la biographie de son fils aîné, Evgueni, parue en 1997, elle détermina sa vision poétique du monde: "Il perçoit dans son délire le passage des rythmes ternaires et syncopés du galop et de la chute. Désormais, le rythme sera pour lui événement et les événements seront rythmes (3). "

Parce qu'il estimait ne pas avoir "l'oreille absolue (4)", Pasternak décida de se tourner vers la philosophie et de s'inscrire en 1912 à l'université de Marbourg, notamment pour suivre les cours de Hermann Cohen, gloire du néokantisme. Renoncement définitif à la musique? Malgré la radicale hétérogénéité de l'expression musicale et du langage parlé, soutenue par Pasternak lui-même, la rémanence de motifs de composition transposés de l'univers musical à l'univers poétique, qui se sent, par exemple, dans Thèmes et variations(1922), montre que la musique n'a jamais cessé de diriger en sourdine la plume du poète. Dans "La Vocation" (1919), tirée du cycle "J'ai pu les oublier", Pasternak évoque le terreau originairement musical de sa poésie: "On commence ainsi. Vers deux ans/On fuit dans l'obscur des mélodies/On pépie, on siffle, et les mots/Viennent à la troisième année (5) [...]" et le poème se conclut par ce vers: "Ainsi commence-t-on à vivre en poème."
Décalage spirituel

Dans Hommes et positions(1957), autobiographie tardive, Pasternak souligne un autre trait essentiel de son caractère: une proximité affective avec les humiliés et les offensés, plus généralement une sensibilité exacerbée devant le spectacle de l'humanité souffrante, tout spécialement vis-à-vis des femmes gâchées par le cynisme ou la lâcheté des hommes. Il en a "retiré une pitié prompte à se glacer d'effroi pour la femme et une pitié encore plus intolérable pour [ses] parents qui allaient mourir plus tôt que [lui] et qu'[il devait] délivrer de l'enfer en accomplissant quelque chose d'extraordinairement lumineux et sans précédent (6)." Ce mixte d'élection et de culpabilité nourrit en Pasternak, outre la conviction qu'il devait faire quelque chose de noble pour se justifier, une dimension sacrificielle, qu'on perçoit aussi bien dans sa vie d'homme et d'écrivain que dans ses personnages de fiction, et qui trouva à se fixer dans la figure du Christ.

Chrétien orthodoxe

Bien qu'il fût issu d'un milieu juif assimilé et qu'il n'en fît guère état dans le contexte soviétique, Pasternak se considérait comme chrétien -une de ses nourrices, Akoulina Gavrilovna, l'aurait même baptisé. Qu'il ait reçu ou non le sacrement dans les règles strictes de l'orthodoxie russe, Pasternak y attachait une grande importance, y voyant même "la source de son originalité (7)" et les racines de sa vision du monde. Ce n'était pas pour renier ses origines juives: son alter ego romanesque, Iouri Jivago, intervient, indigné, pour interrompre le spectacle dégradant d'un jeune cosaque maltraitant un vieux juif sous les rires des villageois (8). Quoi qu'il en soit, cette dimension spirituelle juive et chrétienne, plutôt qu'étroitement religieuse, est indissociable de la liberté intérieure qu'elle consolida en lui. Elle ne l'empêcha pas d'être pleinement conscient des bouleversements du siècle. L'an 1905 (publié en 1925), L'Enseigne de vaisseau Schmidt (1927) et bien évidemment Le Docteur Jivago -encore que les épisodes révolutionnaires y soient repoussés à l'arrière-plan pour mieux en faire ressortir les effets sur les personnages- témoignent que les échos de l'histoire se répercutent dans son œuvre.

Dans la centrifugeuse moscovite

Un dépit amoureux à Marbourg le bouleversa au point de lui faire prendre conscience que, trop émotif pour devenir un vrai philosophe, sa vocation était de devenir poète et, à l'exemple de Rilke, son second modèle, d'écrire désormais des vers nécessaires, et non plus seulement de circonstance. Malgré les bons exemples fournis par le génie impétueux d'un Blok ou celui, surabondant, d'un Biély, cela impliquait de rompre avec le symbolisme de ses premiers vers, suspects d'affectation et d'enflure, pour tenter d'atteindre à cet art, à ses yeux typiquement tolstoïen -le troisième modèle-, de "voir les choses dans leur qualité unique et définitive d'un instant particulier, [...] comme nous les voyons bien rarement dans l'enfance ou sur la crête d'un bonheur qui renouvelle tout de fond en comble [...] (9)".

"Février" (première version en 1911) fut, à ses propres yeux, sa première vraie réussite: "Février. De l'encre et pleurer !/Ecrire à sanglots février,/Cependant que la boue flamboie,/Assourdissant un printemps noir (10)." Ayant achevé avec succès ses études de philosophie à l'université de Moscou, il se lança fougueusement dans la vie intellectuelle moscovite. Animateur du groupe Tsentrifouga (La Centrifugeuse) qui polémiquait avec les futuristes, il rencontra Maïakovski qui le subjugua aussitôt. Mais cette vie d'artiste agitée ne lui convenait pas, il n'était encore à ses yeux qu'un "fort en thème qui s'est gavé de rimes (11)". Pasternak traversait une crise sentimentale, existentielle, une dépression, annonciatrice comme souvent chez lui d'une renaissance.

Ma sœur la vie

Cet été 1917 devait constituer le premier grand moment d'exaltation de sa vie de créateur. "J'ai une envie folle, passionnée, de vivre, et vivre, cela signifie toujours s'élancer en avant, vers quelque chose de supérieur, vers la perfection, s'élancer et s'efforcer de l'atteindre (12)", clame Iouri Jivago. Ce type d'élan fut à l'origine de la série de poèmes - publiés en partie en 1922 sous le titre Ma sœur la vie -qui rendirent Pasternak célèbre. Il s'agit, dans ces vers, de saisir le mouvement explosif de la vie, dans une sorte de conversion à soi et à la nature. Pasternak fit dater sa maturité poétique de ce recueil: "Quand vint Ma sœur la vie, [...] il me devint tout à fait indifférent de savoir comment s'appelait la force qui avait donné naissance à ce livre, parce qu'elle était infiniment plus grande que moi et que les conceptions poétiques qui m'entouraient [... ]. En 1917 et 1918, j'avais envie de rapprocher mes témoignages de l'impromptu. [... ] Je n'ai noté que ce qui par sa forme verbale, par son tour de phrase, paraissait jaillir spontanément et tout d'une pièce, involontaire et indivisible, inattendu et péremptoire. Le principe de la sélection [...] n'était pas l'élaboration et le perfectionnement des esquisses, mais bien la force avec laquelle certaines de ces choses partaient d'un seul coup et se couchaient en plein élan avec justement toute leur fraîcheur et tout leur naturel, leur hasard et leur bonheur (13)." Autrement dit, retrouver par l'art le réel "à l'éclatante vérité de son harmonie native (14)". Il en résulta une expérience de "défamiliarisation": "Nous cessons de reconnaître la réalité. Elle se présente comme dans une nouvelle catégorie. Cette catégorie nous paraît être son état à elle, et non le nôtre. En dehors de cet état, tout est déjà nommé. Lui seul n'est pas nommé, est neuf. Nous essayons de le nommer. Il en résulte l'art (15)." La nouvelle de 1918, Lettres de Toula, vint en contrepoint illustrer le dégoût du poète à l'égard de tous les cabotinages de l'avant-garde.

SUITE L' EXPRESS


Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 29 Avril 2012 à 12:36 | 2 commentaires | Permalien



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