Georges Nivat : La Russie, du temps qu’elle était sainte sans le dire
Publié avec l'aimable autorisation de l'auteur

La « Sainte Russie » fut inventée au 16ème siècle, et ce par un prince qui avait fui Ivan le Terrible, Andreï Kourbski, et qui se lamentait sur le martyre de la Russie souffrante, soumise à son cruel bourreau. L’icône, en tant qu’objet d’art, fut inventée par les archéologues et historiens d’art au début du 20ème siècle. Inventée, comme on invente les reliques cachées d’un saint : noire de suie et de crasse, maintes fois repeinte maladroitement, l’image sainte ne gardait qu’une vague forme de l’original, et cette forme noire semblait, comme disait le philosophe Rozanov, vouloir épouvanter le pécheur. Il fallut donc les archéologues, les restaurateurs et les historiens d’art du XXe siècle pour qu’émergeât miraculeusement l’icône russe.

L’exposition du Louvre est un vrai régal d’art et de science.

Qui suit le cheminement qu’elle propose en sort abasourdi et émerveillé. Finis les doutes sur l’appartenance de la Russie à l’Europe ! car la Russie médiévale, la Rouss est de plain pied avec les royaumes carolingien, lombard ou saxon. Anne, fille du grand prince de Kiev Yaroslav le Sage, figure avec ses trois sœurs sur les somptueuses mosaïques de Sainte Sophie à Kiev.

Après son mariage avec le roi Henri Ier, et son sacre à Reims, la voici reine de France, et plus tard, en 1063, elle cosigne avec son fils, le roi Philippe Ier, un acte de donation à une abbaye : magnifique parchemin venu de Soissons, où le roi signe en latin, la reine en cyrillique. Non par ignorance, mais pour affirmer d’où elle vient. Certes le volumineux catalogue nous attriste en affirmant que l’évangéliaire slavon de Reims, qui servit pour tous les sacres à partir de 1559, ne fut pas apporté par Anne Yaroslavna, mais quelle émotion quand même de voir ce mot « reine » transcrit en cyrillique par la petite fille de Vladimir, celui qui baptisa tout son peuple dans les eaux du Dniepr !
Et que dire du manuscrit de la Chronique des Radziwill, qui mentionne dans la délégation de Byzance auprès de Louis le Pieux des « Rhos » ((pris pour espions suédois), ou raconte le siège de Constantinople en 860 par Askold, roi Viking ! ou encore de cette coupe sicilienne du XII ème siècle qui appartint à une reine de Hongrie, puis passa à Kiev, où l’on ajouta aux latines des inscriptions cyrilliques! Parmi ces merveilles inattendues - la lettre des Juifs de Kiev à leurs frères du Caire, parchemin conservé à Cambridge, et les trésors numismatiques révélant l’intensité du commerce d’un bout à l'autre de l’Europe.

L’architecture, - la kievlaine, puis celles des principautés, Tver, Souzdal, Vladimir, et de la République de Monseigneur-Novgorod-le-Grand, puis la moscovite - est présente sous forme de maquettes, de fragments d’architraves, de chapiteaux, dont un extraordinaire masque de lion. L’enluminure et le manuscrit sont là : le célèbre évangéliaire d’Ostromir, de 1056-7, conservé à la cathédrale de Novgorod, avant que Moscou puis Saint-Pétersbourg fissent main basse sur lui, une humble missive sur écorce de bouleau, exhumée, comme tant d’autres des boues de Novgorod ou Smolensk, où les marchands écrivaient couramment dès le 12ème siècle, et puis tant de beaux objets : épaulières, colliers, calices, diadèmes…

Mais venons-en au miracle : l’icône russe, née de l’icône byzantine, et qui dans les principautés où régnaient les fratries de la dynastie des Riourikides et ensuite les abbatiales et cathédrales, comme la Dormition de la Vierge du monastère de Saint-Cyrille sur le lac Blanc aboutit à des chefs d’œuvre absolus qui forment ici le saint des saints. Mais, que voyons-nous ? L’icône telle que la peignit l’iconographe, Théophane le Grec, Roublev ou le Maître Dionissiï ? Sans doute, mais sûrement pas telle que les siècles suivants la virent, car ce que nous admirons est sorti des mains des restaurateurs, ceux du collectionneur Ilia Ostrooukhov au début du XXème siècle ou ceux de l’époque soviétique finissante : autrement dit un ovni, un objet virtuel, sorti d’une éclipse de plusieurs siècles. L’icône est une copie visible de l’invisible, la vraie icône (la véronique), c’est celle Non-faite-de-main-d’homme (Acheïropoète), le linge apposé sur la face du Christ mort, et que reçut selon la légende le prince Abgar. Et les icônes byzantines ou russes se veulent copie réelle de ce réel invisible.

Nous admirons ici les différentes Mères de Dieu

Celle de Vladimir, attribuée à saint Luc, passée de Byzance à Kiev, puis à Vladimir, et, après avoir donné la victoire aux Russes contre la Horde d’Or, solennellement transférée à la Dormition du Kremlin. Mais aussi les Mères de Tendresse, du Signe, de la Tolga, d’Ibérie, du Don, toute une encyclopédie maternelle sans fin, disant la Joie, la Tendresse, la Dignité... La plus russe de toutes est celle de Pokrov, qui n’a pas d’équivalent à Byzance, le manteau, ou le voile rouge de la Mère de Dieu, enveloppant ou recouvrant l’humanité. En témoigne une superbe venue de Souzdal.
L’icône russe d’avant Moscou est un miracle : de pureté, de chant des couleurs, de mysticisme épiphanique. Et le Déisis (rangée principale d’icônes dans tout iconostase, avec le Sauveur au centre, la Vierge et Jean de chaque côté) venu de de l’abbaye de saint Cyrille sur le lac Blanc, et que j’avais découvert dans le petit musée de ce monastère après son ouverture en 1992, incarne tout le miracle de l’icône russe : pureté du dessin, sévérité douce des traits, monophonie musicale du coloris, chacun dans son territoire. Après, au XVII ème siècle, le relai sera pris par l’école moscovite, par le célèbre Ouchakov, fournisseur d’icônes pour les tsars ; mais alors la perspective s’infiltre, le paysage s’immisce, le tableau perce sous l’image, on s’occidentalise, et on perd le miracle absolu. Si l’image est épiphanie, comme le selon le philosophe Henri Maldiney, c’est bien dans cette icône russe médiévale, reflet de l’Invisible, que nous en recevons la preuve, une preuve qu’y ont trouvée Malevitch ou Gontcharova dans les années 1910, grandes années de « l’invention » de l’icône.

Le public du Louvre s’extasie à juste titre devant deux superbes Portes royales (séparant la nef de l’iconostase, invention russe inconnue de Byzance).

Celles de Novgorod, achetées dans un village perdu par le collectionneur Likhatchev, avec leur élégant vernis brun et or, basses, larges, et mystérieuses. Celles de Souzdal, cuivre et dorure à chaud, éblouissant catalogue de la foi chrétienne, et preuve, s’il en fallait, de la maîtrise absolue des artistes russes d’avant le Joug mongol. Les pelena, ou tissus brodés de perles, que l’on pose sur l’autel sont étonnantes, elles aussi. Solvytchégodsk, et bien d’autres principautés minuscules ont apporté leur participation à ce festin visuel.
Mais lorsque apparaît le menaçant, sévère « portrait d’Ivan le Terrible », qui serait une des tout premiers portraits peints en Russie, - si c’est vraiment le tsar-, et, non loin de là, le fol en Christ Vassili le bienheureux, tout nu avec sa barbe tombant à ses pieds, réfugié sur le côté droit de l’icône tandis que la Trinité surgit mystiquement dans le ciel, de l’autre côté, on sent que l’unité de la Rouss a vécu. La Russie cesse d’être sainte juste au moment où paraît l’expression. Bientôt ce sera Avvakoum, le schismatique rebelle du XVIIe siècle, la dispute sur la foi, les deux ou trois doigts, dont Voltaire fera stupidement ses délices. Enfin vient le portrait en pied d’un jeune prince, Pierre premier, qui va raser les barbes, et occidentaliser à tout va par les méthodes les plus orientales. « Ô Rouss, tu es derrière le mont », cette plainte du Dit du régiment d’Igor, une épopée du XIIème siècle, retrouvée à la fin du XVIII ème, reprise par le poète Alexandre Blok en 1909 dans un célèbre poème, vaut aussi pour l’icône russe. Mais quelle syntaxe de beauté, quel "mandylion" mystique nous a laissé cette Rouss, du temps qu’elle était sainte, mais ne le disait pas.

L’exposition est ouverte au Louvre jusqu’au 24 mai, on peut consulter le site du Louvre à ce sujet. Le catalogue est somptueux et savant à la fois, rassemblant brillantes synthèses historiques, comme celles de Pierre Gonneau, et articles pointus, originaux, dus à une petite armée de conservateurs russes et français, mais aussi allemands ou anglais. L’iconographie est superbe. A cet ouvrage qui entrera dans les bibliothèques d’art il faut ajouter un remarquable petit ouvrage d’Olga Medvekova, dans Poche Gallimard : Icônes russes. Excellent guide pour découvrir l’histoire de l’icône, de l’iconographie, des thèmes et de la vénération de l’image sainte en Russie.


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Georges Nivat (1935 - ) historien des idées et slavisant, professeur honoraire, Université de Genève.


Rédigé par l'équipe de rédaction le 5 Avril 2010 à 10:09 | 1 commentaire | Permalien



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