LA MORT DE TOLSTOÏ DANS LA MÉMOIRE RUSSE
Prêtre Vladimir Zielinsky

La mort de Léon Tolstoï le 20 novembre 1910 précédée par sa fuite précipitée et secrète de sa maison à Jasnaia Poliana (200 km au sud de Moscou), où il a vécu presque toute sa vie, reste même 100 ans plus tard, un des événements les plus énigmatiques et dramatique dans la mémoire de la Russie. Cette fuite n’était que la dernière manifestation d’une crise très profonde qui l’a poursuivi toute sa vie. Vu de l’extérieur, il a obtenu tout ce que les autres mortels ne pouvaient même pas espérer, mais il était tourmenté par une sorte de supplice spirituel dont il ne comprenait pas lui-même la source. Après avoir terminé « Guerre et paix », il fut parfois tenté par le suicide.
Des années plus tard il a réussi a se réconcilier avec lui-même dans la religion qu’il a inventée et proclamée : un christianisme sans résurrection du Christ et sans Église, réduit à quelques règles morales, basées sur le Sermon sur la montagne.
Son système, qui reçut le nom de "tolstoïsme", était fondé sur trois piliers principaux : la non-violence absolue, la vie pauvre et simple, soutenue par le travail manuel, le refus de l’État avec son armée, ses prisons, ses inégalités, ses mensonges.

Pourtant, sa propre vie ne s’accordait pas à ces principes.

Deux ans avant sa mort il écrit dans son « Journal » : « Une chose devient de plus en plus douloureuse : l’injustice du luxe insensé parmi la misère insupportable, la misère au milieu de laquelle j’habite.» A vrai dire, même si les conditions de sa propre vie étaient assez modestes, le prédicateur de la pauvreté possédait encore trop de choses qui étaient en opposition insupportable avec son sermon : ses terres, sa maison, ses serviteurs, son titre de compte, son argent, et surtout son immense patrimoine littéraire (90 volumes dans l’édition académique). Sa famille n’avait aucune intention de perdre toute cette propriété. Ce génie immense se réjouissait et en même temps avait honte de sa gloire mondiale. Sa fuite vers la mort - qu’il ne pouvait pas ne pas pressentir - a été un élan désespéré vers la dernière pauvreté évangélique de cœur et de l’esprit.

On le sait, l’Église orthodoxe a excommunié le tolstoïsme et Tolstoï lui-même.
En fait, elle n’a fait que réagir à une doctrine qui la contestait dans son existence même et qui tendait à se répandre en Russie et ailleurs. Les millions de lecteurs d’hier et d’aujourd’hui de « La Résurrection » découvrent la plus railleuse et envenimée description de l’Eucharistie. Mais l’anathème contre le tolstoïsme - toujours en vigueur a une source plus profonde. Il intervient au moment le plus aigu d’un crise qui sévit en Russie depuis déjà plus de deux siècles. Celle se caractérise par la séparation de l’esprit anthropocentrique et humaniste avec sa sensibilité particulière devant la souffrance humaine (sensibilité qui a ses prolongements politiques : la libération des serfs au XIXe siècle, les droits de l’homme aujourd’hui) d’avec l’esprit théocentrique de l’Église avec sa « symphonie » de l’ordre social tel qu’il est, soit-il humainement juste ou non, avec son obédience inconditionnelle à l’Etat en tant qu’une expression de la Providence divine.

Ce conflit a pris la forme d’une opposition indépassable entre l’intelligentsia et l’État,
qui constitue le nerf de l’histoire russe des deux derniers siècles. La non-violence absolue de Tolstoï et la violence tout azimut de la Révolution de 1917 ne sont que les actes successifs du même drame qui au début du XXIe siècle est loin d’être fini. Aujourd’hui le tolstoïsme appartient à l’histoire, mais pas l’anathème contre lui qui a peu de chances d’être levé. La conscience humaniste avec ses moralismes et ses idéologies et le message ecclésial avec sa foi pour laquelle rien ne se produit dans la vie humaine sans volonté de Dieu, n’ont pas encore trouvé de langue commune en Russie. Il y a là une situation paradoxale et douloureuse : l’écrivain (et faux prophète) le plus renommé de Russie et l’Église - la mine inépuisable de spiritualité de la vraie âme de la Russie - s’opposent dans une guerre culturelle des antinomies qui n’est pas encore terminée. Au fonde de sa conscience les questions s’imposent toujours : la réconciliation est-elle possible ?
L’Église doit-elle obéir au commandement qui condamne celui qui blasphème contre l’Esprit Saint ou à celui qui pardonne tout le monde, même ses ennemis, même ses blasphémateurs ?
Enfin : l’humanisme russe reconnaîtra-il un jour le vrai visage du Christ Sauveur dissimulé sous les masques moralisants ?
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"P.O." Il est impossible de lever l’excommunication de Léon Tolstoï mais nous pouvons prier pour lui
L’Eglise orthodoxe russe reste brouillée avec LéonTolstoï

Rédigé par Prêtre Vladimir Zielinsky le 2 Janvier 2011 à 18:36 | 0 commentaire | Permalien



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