Le jeune homme à la chemise blanche
Auteur : Dmitri Chevarov

Traduit par Laurence Guillon
Le jeune homme à la chemise blanche ou le retour de Vladimir Timiriov

Revue "FOMA"

Maintenant, après le succès du film " l’Amiral" (malheureusement très loin de la réalité) Anna Vassilievna Timiriova est connue comme la compagne des derniers jours de l’amiral Koltchak. Mais la vie de la famille Timiriov fut incomparablement plus profonde, complexe et tragique que l’image reflétée par le film. Nous consacrons cette publication au peintre Vladimir Timiriov, fils d’Anna Vassilievna, qui fut fusillé au polygone de Boutovo en 1938.

Pendant l’été 2008, dans la maison-musée de Marina Tsvetaïeva, passage Borissoglebsk, on a présenté sur lui un livre, d’une noblesse et d’une pénétration rares. Sur la couverture, seulement son nom : « Vladimir Timiriov 1914-1938 »*. Et son portrait : un jeune homme en chemise blanche, au sourire réservé. Il est si bien de sa personne et si manifestement heureux qu’on pense involontairement : choyé par le destin…

Le 28 mai 1938, le peintre moscovite Volodia Timiriov, âgé de 23 ans, était fusillé au polygone de Boutovo.

Le jeune homme à la chemise blanche
Encore aujourd’hui, on ne sait pas avec précision combien de gens furent exécutés dans ce polygone, sur le territoire de l’ancienne demeure seigneuriale des Zimine. Sur le mémorial en huit tomes, on trouve 20 760 noms.

Lydia Alexeïevna Golovkova, historienne, rédactrice du livre « le Polygone de Boutovo », chroniqueuse dévouée de ce lieu tragique, et l’un des auteurs du livre sur Timiriov, rappelle au cours de la soirée au musée Tsvetaïeva : « Quand, dans les archives du FSB, j’étudiais ces affaires, je réalisais, d’un dossier à l’autre, que parmi ces fusillés, il y avait des gens de toutes origines, de toutes professions. Des paysans illettrés aussi bien que des savants, des officiers, des sportifs, des littérateurs, des artistes. Mais surtout des prêtres et des artistes-peintres. Neuf cent quarante prêtres et cent artistes-peintres. Et parmi eux, notre Volodia… Un jour, en revenant des archives, je rencontrai le professeur et historien d’art Galina Zaguianskaïa, je lui dis que voila, j’avais trouvé l’affaire d’un tout jeune gamin, un peintre inconnu de tous. Elle me demanda comment il s’appelait. « Son nom ne vous dira rien, lui dis-je : Volodia Timiriov. »

Zaguianskaïa s’écria : « Odia Timiriov ! Mais j’ai entendu parler de lui toute ma vie ! Il se trouve que le souvenir de ce peintre de talent s’est transmis, dans quelques familles moscovites, pendant trois générations… »

La vie de Volodia Timiriov s’est déroulée, dès ses premières années, à l’aube maléfique d’une époque, sous la canonnade, qui tantôt s’éloignait et tantôt se rapprochait. Sa naissance, dans la famille de l’officier de marine (plus tard contre-amiral) Sergueï Nikolaïevitch Timiriov et de la fille du directeur du conservatoire de Moscou, Anna Vassilievna Timiriova (née Safonova), se produisit au début de la première guerre mondiale. Après le succès du film » l’Amiral » Anna Vassilievna Timiriova est connue comme la compagne des derniers jours de l’amiral Koltchak. Mais la vie de la famille Timiriov fut incomparablement plus profonde, complexe et tragique que l’image reflétée par le film. Après la publication du livre sur Timiriov, c’est devenu particulièrement évident.

Anna Vassilievna n’était pas seulement une épouse chérie, elle était la mère d’un fils extraordinaire.
Et la perte subie (elle survécut quarante ans à celui-ci) fut l’évènement le plus tragique de son destin qui l’était déjà bien assez. Le moment le plus heureux de leur vie fut celui qu’un homme fortuné considèrerait comme une pesante épreuve : les années 1925 – 1928, quand Anna Vassilievna fut exilée, en tant « qu’élément socialement dangereux », au 101e kilomètre de Moscou et s’installa à Taroussa, où elle travaillait dans une usine de broderies.
Avec son fils, elle trouva refuge dans le village de Biekhovo, dans l’une des annexes de la célèbre maison des Poliénov. Alors le musée était dirigé par le fils du peintre, Dmitri Vassiliévitch Poliénov, il maintenait dans la maison une atmosphère créative, intelligente et bonne.

Lydia Golovkova raconte : « Après la révolution, quand il n’y avait plus ni gouverneurs ni institutrices à domicile, dans les grandes familles nobles, les enfants étaient éduqués par leurs propres parents et leurs amis, qui ne confiaient pas leurs pupilles aux pédagogues ignorants de l’école soviétique. Il en était ainsi dans la propriété des Tioutchev, Mouranovo, à Abramtsevo et à Ismaïlovka. Et il en était ainsi également à Poliénovo, où une nombreuse marmaille, été comme hiver, restait sous la surveillance vigilante mais indulgente des adultes. On y célébrait obligatoirement les grandes fêtes religieuses, Noël, Pâques, tous les anniversaires, on échangeait des cadeaux, on cherchait les moyens d’organiser les réceptions de fête. En plus de toutes les disciplines scolaires, les enfants apprenaient la musique, le dessin, on étudiait avec eux des vers, on inventait des charades. Il y avait partout un théâtre, dans lequel se produisaient avec plaisir les enfants et les adultes. Il y en avait aussi un à Poliénovo. L’été 1926, dans l’un des spectacles, Volodia Timiriov, âgé de 12 ans, tint le premier rôle. Plus tard, en 1937, on rappela au couple Poliénov, le directeur du musée et sa femme Anna Pavlovna, tous ces hôtes. Les Poliénov furent arrêtés et ne revinrent qu’en 1945… »

Le jeune homme à la chemise blanche
Volodia Timiriov termina l’école aux Khamovniki, l’institut technique de la construction et du bâtiment, et entra à l’institut d’architecture. Mais il abandonna au bout d’un an et demie. Depuis 1932, il travaillait dans le studio du célèbre artiste graphique moscovite A. I. Kravtchenko. Là, il rencontra l’amour en la personne de la fille du peintre, Natacha.

Parallèlement à ses études dans ce studio, Volodia travaillait comme peintre dans l’institut expérimental et scientifique du jouet, à Zagorsk, qui s’était créé la même année. Heureusement, ses esquisses et ses maquettes de jouets se sont conservées. En 1934, il fit une exposition d’aquarelles et fut reçu dans l’union des artistes-peintres.

En avril 1935, Volodia, partit avec un camarade en expédition scientifique à travers la région de la Caspienne. A ce moment là, à Moscou, on arrêtait une fois de plus Anna Vassilievna. On l’exila à nouveau au-delà du 101° kilomètre, et cette fois-ci, elle se retrouva à Maloiaroslavets.
En aout et septembre 1937, Volodia est à nouveau sur la Caspienne, mais cette fois-ci, il est déjà le chef de l’expédition en bateau. Volodia tenait un journal de cette expédition, il est publié maintenant dans le livre. Les dernières phrases de ce journal sont : « D’ici une heure, nous arriverons à Astrakhan, au débarcadère. On voit déjà la lueur de la ville et on entend les cornes des bateaux à vapeur… »

Volodia rapporta de cette expédition une grande quantité d’aquarelles, pas seulement très maîtrisées, mais exécutées avec une sorte de musique particulière dans les tons retenus, la tristesse secrète. Ses barques et ses chaloupes, par leur brillante facture, rappellent les travaux d’Albert Marquet, mais le célèbre Français n’avait pas cette mélancolie, ces tons étouffés, cette musique songeuse. Marquet, c’est Paris, Naples, Bordeaux, le soleil, les yachts, les joyeux remorqueurs. Timiriov, ce sont de pauvres voiles rapiécées, un ciel an larmes…
Pour le nouvel an 1938, Volodia vint à Maloiaroslavets, pour partager la fête avec sa mère, dans la maison de leurs amis, la famille du prêtre Mikhaïl Chik. En ce qui concerne le père Mikhaïl lui-même, les Timiriov ne le trouvèrent déjà plus : on l’avait arrêté en février 1937, (il devait être bientôt fusillé au polygone de Boutovo), mais les gens venaient comme auparavant, parfois de Moscou, dans sa petite église familiale située dans une annexe de sa maison.
Lydia Golovkova écrit qu’en arrivant chez sa mère, Volodia « produisit une impression inoubliable sur les grands-mères, les tantes et les cinq enfants de la famille Chik, particulièrement sur Dmitri, âgé de dix ans… Ses sœurs Maria et Elizaveta se rappelaient comment Odia (c’est ainsi que l’appelaient ses proches –D. C.) conduisait autour du sapin de Noël, des rondes de petits invités à la fête. Il aimait la compagnie des enfants, et les enfants l’aimaient… »

Le sculpteur Dmitri Mikhaïlovitch Chakovskoï, ( qui prit une part non négligeable au projet et à la construction de l’église des Saints Martyrs et Confesseurs Russes à Boutovo, où fit fusillé son père prêtre), évoque cette nuit de réveillon : « Nous avions décoré le sapin la veille, nous avions mis une nappe sur du foin, sur la table, nous avions posé un petit berceau, pour, pour lequel Anna Vassilievna avait fabriqué un bébé, je ne me souviens pas avec quoi, il me semble qu’elle avait dû le faire avec de la pâte à pain et le sécher… »

Le jeune homme à la chemise blanche
Volodia fut arrêté dans son appartement, à Pliouchikha, dans la nuit du 20 au 21 mars 1938. Trois jours plus tard, on arrêtait aussi sa mère.

On rappela à Volodia sa correspondance avec son père émigré, le contre-amiral S.N. Timiriov, la conservation des armes de celui-ci, (une épée, un poignard et un pistolet à silex) son expédition sur la Caspienne et ses aquarelles. Les conclusions de l’enquête qui se sont conservées ressemblent à un véritable délire : «… Participant à une expédition océano-géographique, il rassembla… des renseignements sur le développement de l’industrie de la pêche, l’état des conserveries de poissons, des chantiers maritimes, et de même, exécuta des croquis d’objets de l’industrie de la pêche… »

Anna Vassilievna n’apprit la mort de son fils qu’en 1956.
Et encore lui dit-on un mensonge notoire : « Il est mort le 17 février 1943 d’une pneumonie due au croup. »

En octobre et novembre 2003, eut lieu une exposition personnelle des œuvres de Vladimir Timiriov, dans le centre d’éducation scientifique du Mémorial de Boutovo. A travers ses travaux, on découvre un peintre mûr, original, avec une grande réserve de solidité éthique et de relation positive à la réalité. Aujourd’hui, les œuvres de Timiriov se trouvent à la galerie Tretiakov, et dans le musée national des beaux-arts Pouchkine, le musée d’art Savitski de la République de Karaka-Kalpakie (Noukous, Ouzbékistan).
Au cimetière Vagangovskoïe, près du caveau familial des Safonov, on a placé une pierre tombale symbolique, cénotaphe, au nom de Vladimir Timiriov.

Le jeune homme à la chemise blanche

En 1939, on condamna Anna Vassilievna à huit ans de détention, et on l’envoya aux camps Karlag. Là, sans rien savoir du destin de son fils, elle écrira ces vers :

Et plus loin, là ou se dressent ces roches nues,
Dans l’ombre, près des eaux courantes,
Est assise Marie avec sa quenouille,
Elle regarde son fils et elle file.

Ta vie, ne la déplore pas,
Sur elle ne te lamente pas,
La douleur qui t‘échoit, c’est ton lot.
L’été torride du Kazakhstan
Te montrera d’autres endroits,
Et tu verras d’autres tableaux.
Dans l’antique Palestine, où des chèvres en troupeau
Paissent dans la chaleur sur les cailloux brûlés,
Près de ce garçon-là, qu’on a torturé :
Le Christ…

Et plus loin sous les roches nues
Dans l’ombre, près des eaux ténues,
Tenant sa quenouille Marie, notre reine
Regarde son fils et file la laine.

Les enquêteurs criaient à Volodia : « Et toi, le gosse, nous t’écraserons dans la poussière du camp ! Personne ne se souviendra de toi ! Personne ne saura même que tu as existé ! » Les bourreaux ne savaient pas ce qu’ils faisaient…

Dieu n’a pas seulement reçu l’âme modeste de Volodia, mais des années plus tard, Il est venu en aide à ceux qui, à partir de fragments, reconstituèrent le destin du jeune homme dans sa totalité…
« Mort ! Où est ton aiguillon ? Enfer ! Où est ta victoire ? » (1 Cor 15 , 54-55)

Photos: Volodia Timiriov et Anna Vassilievna Timiriov (nee Safonov)

Le jeune homme à la chemise blanche
Анна Васильевна Тимирева с сыном Володей

Rédigé par Laurence Guillon le 12 Mars 2016 à 19:00 | 1 commentaire | Permalien



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