Par S. Rehbinder

Quelques jours avant le prononcé du jugement concernant l’appel de l’association cultuelle orthodoxe russe de Nice contre la décision qui confirmait que l'église Saint-Nicolas était bien la propriété de l’Etat russe, il est peut-être intéressant de prendre connaissance des arguments présentés par les deux parties devant les juges de la cour d’appel d’Aix-en-Provence.

Les arguments de l’Association cultuelle orthodoxe russe (ACOR)

En préalable, l’A.c.o.r. produit un argument nouveau qui n’avait pas été présenté en première instance : l’état russe ne saurait réclamer quoi que ce soit concernant la cathédrale de Nice car il a signé en 1997 un accord avec l’Etat français par lequel il renonçait à toutes actions en revendication sur des actifs situés en territoire français (accord qui réglait le contentieux concernant les emprunts russes).

L’Etat russe rétorque que cet argument, qui n’avait pas été présenté en première instance, est sans effet car l’accord signé par lui-même en 1997 concernait
-les réclamations ayant un caractère contentieux
-les réclamations interétatiques
-les réclamations présentées avant le 9 mai 1941.


En second lieu, l’A.c.o.r. conteste un certain nombre d’arguments de procédure de la partie adverse, concernant la recevabilité de son droit à agir. Ainsi, elle fait valoir que l’action en justice de son président, sans mandat du conseil d’administration, a été régularisée par un vote postérieur de ce conseil. Par ailleurs, elle affirme que la référence au bail emphytéotique dans son action en référé devant le juge (pour s’opposer à l’inventaire auquel devait procéder l’huissier mandaté par la partie russe) ne l’empêchait pas de nier par la suite l’existence de ce bail. (L’A.c.o.r. avait soutenu alors que la fédération de Russie ne pouvait rien faire avant la fin du bail emphytéotique)
Enfin, l’A.c.o.r. conteste que le classement comme monument historique de la cathédrale l’empêchait d’en devenir (ou d’en être devenue) propriétaire par prescription. C’était ce qu’affirmait la partie russe en se référant à l’article du code du patrimoine qui stipule qu’un bien inscrit à l’inventaire ne peut s’acquérir par prescription.

Sur le fond, l’A.c.o.r. développe son argumentation sur trois points :

1 La cathédrale de Nice et le terrain sur lequel elle a été bâtie n’ont jamais été des biens étatiques.

L’avocat de l’A.c.o.r. s’attache à contester point par point les nombreux faits et arguments que les juges de première instance ont relevés en faveur de la thèse de bien étatique. L’A.c.o.r. , pour sa part, s’efforce de démontrer que le terrain acquis dans le but d’installer un lieu de mémoire sur l’emplacement du décès du Tsarévitch, héritier de la couronne impériale russe , l’a été à titre personnel par Alexandre II, comme père du défunt. L’A.c.o.r. affirme que par la suite le bien n’est jamais devenu étatique et donc que la Fédération de Russie ne peut être propriétaire de ce terrain.

2 Dans le cas où la cour ne la suivrait pas dans cette version des choses, l’A.c.o.r. conteste que le bail fût un bail emphytéotique, du fait de plusieurs restrictions aux droits du preneur de bail qui figurent dans ce contrat, et elle demande à la cour de le requalifier en un bail simple. De plus, elle plaide que le contrat n’existe plus puisque « l’Eglise russe » à laquelle il a été conféré a été privée de toute personnalité juridique par le pouvoir des Soviets en 1918. Les biens de cette entité dissoute ont été transmis à l’état qui serait donc devenu à la fois bailleur et preneur de bail ce qui fait disparaitre le contrat. Elle conteste en outre que la Fédération de Russie soit le continuateur juridique de l’URSS et de l’Empire Russe. Enfin elle conteste être elle-même la continuatrice de l’« Eglise Russe » et conteste la légalité de l’acte d’attribution de Monseigneur Euloge en 1927, dont elle a été bénéficiaire.

3 Enfin, l’A.c.o.r. estime qu’elle est bien devenue propriétaire du terrain et de la cathédrale par prescription acquisitive, contrairement à ce qui a été jugé en première instance. Elle affirme pour cela qu’elle a eu la jouissance du bien dès sa création en 1923, publiée aux hypothèques en 1926. Elle considère que le rejet de la demande de la commission Jaudon d’inscrire ce bien sur la liste de ceux qui se sont trouvés en déshérence après la révolution russe a confirmé son droit de propriété. Elle a donc exercé son droit depuis plus de 80 ans sans aucune contestation.

Il en résulterait qu’elle est bien devenue propriétaire.



Les arguments de la Fédération de Russie

L’avocat de la Fédération de Russie remarque tout d’abord que l’A.c.o.r. a présenté successivement, pour affirmer son droit de propriété de la cathédrale de Nice, pas moins de six thèses différentes et incompatibles entre elles. Il y voit un manque de loyauté dans la défense de l’ A.c.o.r., et appelle la cour à sanctionner cette attitude.

Il réfute les arguments de l’A.c.o.r. selon lesquels l’accord de 1997 priverait l’Etat russe du droit de revendiquer la cathédrale. Il affirme que cet accord, signé par la Fédération de Russie, ne porte que sur des revendications interétatiques apparues avant 1945, et qu’il ne peut être invoqué par des particuliers.

Sur le fonds

1 La partie russe affirme que la propriété du terrain a toujours eu un caractère étatique. Elle apporte de nombreux éléments qui tendent à le prouver : dans l’acte d’acquisition, l’acquéreur est désigné par son titre - Empereur de toutes les Russies - et non son identité – Romanoff – (procédure suivie au travers de l’ambassadeur etc…) puis par les éléments postérieurs (transmission d’Empereur régnant à Empereur régnant et non par testament, etc.)

2 L’avocat de la Fédération s’attache ensuite à démontrer que la propriété étatique du terrain a été régulièrement et légitimement transférée à la fédération de Russie par une succession d’actes d’Etats réguliers et légitimes. La suite de ces actes est décrite dans les conclusions de l’avocat.

3 Enfin, l’avocat s’attache à démontrer que l’A.c.o.r. a été créée pour être la personnalité juridique de la paroisse orthodoxe russe qui existait avant, laquelle était l’expression locale de l’Eglise russe à qui avait été consenti le bail emphytéotique. Ainsi, l’A.c.o.r. a toujours été détentrice de la cathédrale en vertu de ce bail, qu’elle a d’ailleurs revendiqué en justice en 1925 (référé pour s’opposer à la commission Jaudon) puis encore en 2005 (référé pour s’opposer à l’inventaire par huissier). Elle ne peut donc avoir acquis le bien par prescription puisqu’elle en était détentrice en vertu de ce bail.

L’on voit donc que l’ « affaire de Nice » est assez compliquée sur le plan juridique. Le malheur est que, quelle que soit la décision du tribunal, elle sera vécue comme un drame par une partie des orthodoxes de France. Il aurait pourtant été possible d’éviter ce conflit déplorable par un minimum d’esprit de compromis dont l’Etat russe semblait animé au départ, puisqu’il avait publiquement proposé de renouveler le bail au profit de l’A.c.o.r.. Il aurait pour cela fallu avoir un regard plus ouvert sur l’évolution de l’Etat russe et de l’Eglise russe, en tentant de s’affranchir d’idées préconçues et de clichés, maintenant dépassés, mais qui entretiennent des conflits qui ne devraient pas exister dans l’Eglise.

Quelle que soit l’issue de l’appel, il faut espérer que chacun se souviendra que la cathédrale de Nice est un lieu de rassemblement eucharistique pour tous les orthodoxes, ceux qui y vivent ou qui y passent.
...........................................
"PO" Texte de la décision TGI Nice

Rédigé par Séraphim Rehbinder le 10 Mai 2011 à 16:31 | 8 commentaires | Permalien


Commentaires

1.Posté par vladimir le 10/05/2011 19:51
Il est en effet particulièrement que l'ACOR, mais surtout l'Archevêché qui "tire les ficelles" par recteur interposé, n'ait pas voulu déplacer le problème du terrain du droit immobilier à celui de l'organisation ecclésiale. Contrairement à ce qui est prétendu, le patriarcat de Moscou n'est jamais intervenu dans ce litige, et c'est bien dommage! Il est certain que le patriarcat aurait pu organiser une médiation avec l'état russe et que, si un accord était intervenu avec Daru, le Patriarcat aurait pu le faire entériner par le gouvernement... Encore aurait-il fallu accepter de discuter, ce que Daru a toujours refusé en rejetant toutes les propositions qui lui ont été faites, comme le rappelle Séraphim. Il est vrai qu'il aurait fallu admettre que la Russie était propriétaire, quitte à obtenir des garanties en échanges y compris du coté du patriarcat...

"Un mauvais arrangement vaut mieux qu'un bon procès" dit le diction. Dommage que Daru ait refusé cette sagesse populaire en prenant le risque d'exacerber les passions...

2.Posté par a-marie gueit le 12/05/2011 22:44
Merci à Seraphim Rehbinder de rappeler que "la cathedrale de Nice est un lieu de rassemblement eucharistique pour tous les orthodoxes, ceux qui y vivent et ceux qui y passent".
C'est exactement ainsi que les choses sont vécues, actuellement et depuis de nombreuses années, comme il a pu le constater lors de son passage à Nice le dimanche de Thomas : des orthodoxes de diverses origines (russes, ukrainiens, moldaves, georgiens, français...et autres..) participent aux offices, prient, se confessent, communient, sans qu'il soit fait de distinction entre les juridictions auxquelles ils appartiennent, puisque, faut-il le rappeler, le Patriarcat de Constantinople est en communion avec le Patriarcat de Moscou.
D'ailleurs, plusieurs prêtres du Patriarcat de Moscou ont été accueillis au sanctuaire et en particulier le père Nestor, peu avant qu'il ne soit évêque, a concélébré à la Cathedrale St Nicolas , à l'invitation du père Jean.

3.Posté par Irénée le 13/05/2011 11:56
La situation de Nice décrite par a-marie est, grâce à Dieu, celle de la plus large majorité des églises orthodoxes en France. Merci pour ce témoignage.
Ce qui me semble surprenant par contre, c'est que la question de la nationalité (ou de la juridiction) des personnes fréquentant une paroisse puisse se poser...
Comme il est rappelé ici, des personnes partageant la même foi se rassemblent pour prier, rendre grâce et participer à l'eucharistie. A partir du moment où il s'agit d'une paroisse en situation canonique régulière, les autres questions ne devraient même pas se poser !

4.Posté par vladimir le 13/05/2011 14:55
Là encore le mélange des genres est catastrophique: nous voyons un litige purement immobilier et, comme le montre aussi bien le texte du 1er jugement que l'excellente analyse des arguments en appel, il n'y a aucune mention du rôle religieux du bien. Mais, malheureusement, les supporters de l'Accor cherchent à amener le débat sur le terrain religieux, allant jusqu'à faire intervenir le patriarche de Constantinople (dont la responsabilité est limitée au territoire de la Turquie par un traité international), ou à le faire dévier sur un terrain sentimental (SA le prince Nicolas de Russie a bien remis les choses en place de ce côté).

Répétons encore une fois que la justice va trancher le conflit immobilier. Quelle que soit sa décision, elle ne réglera ni la question ecclésiologique (de quelle juridiction dépendent les officiants?), ni le débats interne à l'émigration russe (que devons nous faire de l'héritage que nous avons reçu?). Les deux peuvent trouver une solution "par le haut", si tous veulent s'entendre dans l'Amour du Seigneur, ou "par le bas", si le gagnant du conflit immobilier impose sa volonté de "propriétaire en titre" sans tenir compte de l'autre parti...

Je prie pour la solution "par le haut"!

5.Posté par Potomok le 13/05/2011 15:39
En quoi la situation décrite par A-M Gueit est appelée à changé dès jeudi prochain?

Sinon, en mieux! Puisque les visiteurs de cet édifice - même non-orthodoxes - y seront gracieusement invités à découvrir cet écrin de l'Eglise plutôt que de servir de vache à lait?

Par exemple, a-t-il été annoncé que la cathédrale qui sera batie Quai Branly ne sera strictement ouverte qu'au détenteur d'un passeport de la Fédération de Russie?

C'est bien l'écrasante responsabilité de certains qui ont ont voulu déplacer un conflit d'ordre strictement foncier sur le terrain ecclésial! Et qui entretiennent régulièrement cette confusion en s'appuyant sur un sentiment de "russophobie" qu'il n'est pas difficile de trouver dans nos médias. Les appuis recherchés sur un site pétitionnaire ravalant le débat dans l'Egliseau rang d'une lutte syndicale est à ce prix, indigne.

6.Posté par Mischa le 13/05/2011 16:56
Спасибо Potomkou
Вот и я хочу добавить, что:
Дышащий всеправославным миролюбием тон комментария A-M Gueit не очень вяжется с тоном « петиций» на официальном сайте АСОР Ницца. Они наполнены ненависти и презрения к современной /и исторической/ России

7.Posté par Roman le 13/05/2011 23:20
Chère Anne-Marie !
Vous parlez de rassemblement de tous les orthodoxes au sein de la Cathédrale Orthodoxe de Nice, c’est très touchant, mais vous avez oublié de dire que même les paroissiens- membres de l’ACOR n’ont jamais été consulté pour la question du litige lors de AG de l’Association en 2006, 2007, 2008,2009 et 2010! Toutes les décisions one été prises par une petite poignée de dirigeants, qui ont parlé, bien sûr, au nom de TOUT et TOUS ! Les paroissiens n’ont même pas été informés du contenu du litige: aucun document, aucun papier n’a été présenté aux fidèles. Ils n’ont jamais voté la décision d’aller en justice. Aujourd’hui encore, les paroissiens reçoivent toute l’information à travers les journaux et la TV, ou via Internet. Voici un bon exemple : c’est M. S. Rebhender qui leur a donné l’information sur le procès à Aix. Les dirigeants de l’ACOR n’ont jamais pris la peine de consulter ou informer les fidèles. De quel rassemblement parlez vous ? De quelle unité ? C’est le mépris et l’ignorance totale de ses propres fideles !

8.Posté par a_marie_gueit le 16/05/2011 19:25
Je ne faisais que reprendre les termes utilisés par Séraphim Rehbinder , qui parle de rassemblement eucharistique.
Le rassemblement eucharistique est le fondement même de l'Eglise depuis la Pentecôte,comme l'attestent les Actes des Apôtres (Ac 2,42) : "Ils étaient assidus à l''enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières."

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