Quelles voies pour l'Orthodoxie en Occident?
Vladimir Golovanow

A.- UN CONSENSUS: LA SITUATION ACTUELLE EST INACCEPTABLE DU POINT DE VUE CANONIQUE

Dans leur échange de lettres en 2002 -2003 les patriarches de Constantinople et de Moscou sont d'accord sur un point qui semble bien recueillir un consensus général: "En dépit des Saints Canons, les Orthodoxes, en particulier ceux qui vivent dans les pays occidentaux, sont divisés en groupes ethnico-raciaux. Les Eglises ont à leur tête des évêques choisis pour des considérations ethnico-raciales. Souvent ces derniers ne sont pas seuls dans chaque ville et parfois n'entretiennent pas de bonnes relations et se combattent, ce qui est une honte pour toute l'orthodoxie et la cause de réactions défavorables qui se retournent contre elle"

. «Un passage immédiat à l’ordre canonique strict de l’Église … est impossible» constate le document final adopté lors de la conférence préconciliaire panorthodoxe de juin 2009; et la décision est alors prise de passer par une situation transitoire "qui prépare la base d’une solution strictement canonique du problème": les "Assemblées épiscopales territoriales" qui suivent, en fait, le modèle français. cf. "Conférence du métropolite Hilarion de Volokolamsk au sujet du saint et grand concile de l’Eglise orthodoxe" Cette proposition est très largement "reçue" par l'ensemble de la diaspora orthodoxe et des Assemblées épiscopales sont crées quasiment partout où elles étaient prévues.


Mais comment préparer la suite?

Il y a trois ans j'avais montré que deux projets d'organisation s'affrontaient au sein de l'Orthodoxie de tradition russe en France, celui de l'Eglise locale partant de la base et se détachant des Eglises mères, que j'avais appelé "rêve d'autocéphalie", principalement soutenu par la "Fraternité orthodoxe" ("ce courant minoritaire mais qui détient un pouvoir réel dans les instances orthodoxes" selon Jean-Marie Guénois dans "Le Figaro") et le projet que je qualifiais de pragmatisme à objectif flou, promu par l'Eglise russe, qui propose de partir d'une "Nouvelle Métropole autonome qui réunira tous les fidèles de tradition orthodoxe russe des pays d’Europe Occidentale et servira au moment choisi par Dieu, de creuset à l’organisation de la future Eglise orthodoxe Locale multiethnique en Europe Occidentale, construite dans un esprit de conciliarité par tous les fidèles orthodoxes se trouvant dans ces pays." lettre du patriarche Alexis II du 1 avril 2003 En fait ces deux projets se fixent le même objectif, fonder des Eglises locales autocéphales. Mais il faut aussi prendre en considération un tout autre projet: celui que met progressivement en œuvre Constantinople depuis les années 1920 et qui semble revenir au premier plan avec la crise de l'Archevêché.

B.- LE PROJET DE CONSTANTINOPLE:


Un projet cohérent: pour Constantinople toute la "diaspora orthodoxe", définie comme "toute population orthodoxe habitant en dehors des frontières traditionnelles de son Eglise d'origine" DOIT ETRE SOUMISE à Constantinople (sic: "the submission of the diaspora to the Ecumenical Patriarchate", cf. p. Elpidophoros Lambrianidis, Secrétaire du Synode de Constantinople. Discours prononcé au séminaire Holy Cross à Boston le 16 mars 2009).

Ce projet n'a rien de nouveau: il prend la suite de la suprématie accordée à Constantinople sur toutes les Eglises orthodoxes de l'Empire ottoman par l'organisation ethnarchique: le Sultan chrétienne au sens musulman qui ne sépare pas le civil et le religieux. Toutes les Eglises Orthodoxes lui sont donc soumises sauf Moscou qui en profite pour obtenir l'autocéphales… Après les indépendances des Balkans. Au XIXe siècle, les Eglises territoriales des nouveaux états souverains obtinrent leur indépendance, non sans mal pour certaines (Grèce, Bulgarie…), et, après l'effondrement complet de l'Empire ottoman et les échanges de population qui suivirent, le patriarcat de Constantinople se retrouva réduit à quelques milliers de croyants – essentiellement les Grecs qui restèrent en Turquie. Mais il s'employa aussitôt à rassembler la diaspora sous son obédience. Et un grand pas dans ce sens fut accompli dès 1921 lorsque été créé "l'Archevêché grec d'Amérique du Nord et du Sud", qui est de nos jours la plus importante éparchie du patriarcat et la plus nombreuse juridiction orthodoxe d'Amériques sauf erreur de ma part.
La fondation de cet archidiocèse fit voler en éclat l'unité juridictionnelle des Orthodoxes en Amériques, qui dépendaient tous de la métropole russe et enclencha le processus de multiplication des juridictions de la diaspora sur un même territoire qui amena à la situation actuelle.

* * *

La juxtaposition de diocèses sur un même territoire ne semble pas gêner Constantinople… à condition qu'ils soient sous son obédience:

- La politique de création de ses propres métropoles sur des territoires ou une autre juridiction orthodoxe est déjà présente continue de nos jours; ainsi Constantinople a fondé en 1996 une métropole à Hong Kong qui recouvre 11 états dont en particulier les territoires de l'Eglise autonome de Chine (patriarcat de Moscou: cf. protestation de l'Eglise russe le 15/04/2008) et de l'Eglise d'Indonésie (EORHF depuis 2005) et je ne parle pas du cas estonien... très intéressant article PRAVMIR et "PO" L’Archiprêtre Igor Prekoup : A propos des problèmes de l'orthodoxie en Estonie

- Par ailleurs, plusieurs diocèses "nationaux" dépendant de Constantinople peuvent se superposer sur un même territoire. Nous voyons que c'est (c'était?) le cas de Daru, mais c'est en Amériques du Nord que le schéma est particulièrement typique: outre sa métropole "grecque" Constantinople y couvre en effet de son omophore plusieurs "Eglises autonomes" (Eglises orthodoxes ukrainienne et ruthène, vicariat pour les communautés palestiniennes et jordaniennes…) et cette situation n'est pas sans rappeler l'organisation de l'OCA avec ses diocèses bulgare, roumain et albanais.

Ainsi la situation anticanonique que dénonçait le patriarche Bartholomé en 2002 ne semble pas du tout être combattue dans les faits…

C.- UNE POSITION CONTROVERSÉE

L'interprétation discutable du 28ème canon du IVe concile œcuménique (Chalcédoine), qui attribue le sacre des évêques «chez les barbares» de la région du Pont, de l’Asie et de la Thrace à Constantinople, justifierait la position du Phanar: seule l'Église de Constantinople aurait juridiction en dehors de ses limites territoriales, et ce dans le monde entier, ce qui va bien au-delà des régions mentionnées dans le 28ème canon. Cette théorie est largement contestée par nombre de théologiens, et en particulier de façon officielle dans la Lettre du patriarche Alexis au patriarche Bartholomé datée du 18 mars 2003 qui en fait une analyse détaillée. Revenant sur le sujet lors du concile épiscopal de 2008 le futur patriarche Cyrile parle "d’un développement progressif d’une nouvelle ecclésiologie, auparavant inconnue de la conscience orthodoxe"…

Et Constantinople est isolé dans ces prétentions à soumettre toute la diaspora: outre l'Eglise russe, "ni la Très Sainte Eglise Orthodoxe de Roumanie ni la Très Sainte Eglise Orthodoxe de Pologne ne partagent la vision des problèmes de la diaspora orthodoxe exposée par Votre Sainteté: c'est ce qui ressort des rapports de ces Eglises aux réunions de la commission préparatoire pour le Saint et Grand Concile en 1990" écrit le patriarche Alexis en 2003 (ibid.); "Certains nous proposent une solution - c'est de nous soumettre tous à Constantinople. Nous soumettre à un patriarcat étranger qui seul prendra toutes les décisions, où nous n'aurons aucun mot à dire dans la prise des décisions. Nous ne serons plus maîtres de notre propre destin. Allons-nous renoncer à la liberté que nous avons reçue en tant que chrétiens orthodoxes américains, au profit d'un patriarcat qui est encore sous la domination de l'Islam? Je pense qu'il y a une meilleure solution que celle-ci" déclarait de son côté Mgr Jonas, alors primat de l'Église Orthodoxe en Amérique (OCA)… Et il semble bien que cette question soit l'un des points d'achoppement de la préparation du Concile panorthodoxe et ne permette pas d'aller au-delà du système provisoire mis en place pour la diaspora.


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CONCLUSION PERSONNELLE

Pour revenir sur la question de l'Archevêché, deux interprétations de la position de Constantinople sont possibles:

I) Les optimistes pensent que tout reviendra comme avant, Daru continuant à jouir d'une totale indépendance pour décider de son destin, "promesse d’une Église locale multinationale" comme le dit et Mgr Ware en 2005
Cette vision optimiste appuyé sur les déclarations de Mgr Emmanuel et ne tient compte ni de la politique générale de Constantinople analysée précédemment ni du peu de progrès accompli dans la voie de la création de l'Eglise locale depuis plus de quarante ans, ce qui dénote, à mon sens, le peu de soutien que cette idée rencontre dans toutes les autres juridiction: c'est toujours le "rêve d'autocéphalie"…

II) Les autres comprennent que le but de Constantinople est de renforcer son contrôle sur l'Archevêché pour prévenir toute velléité d'émancipation ou de retour éventuel à son Eglise d'origine (qui serait un retour à l'ordre canonique stricte!) La formule du vicariat particulier, proposé dans la première lettre du Phanar "à titre provisoire", est pour cela une indication claire; mais la proposition d'élargir les conditions mises aux candidatures à l'élection archiépiscopale va aussi dans ce sens: rien ne s'opposera à l'élection d'un primat grec soumis au Phanar, comme cela vient de se produire dans l'Eglise ruthène d'Amériques Il est possible que ce risque soit sérieusement envisagé par certains représentants de la "Fraternité orthodoxe", ce qui expliquerait leurs appels au respect des statuts qui semblent en dissonance avec la position du Conseil épiscopal qui parait bien suivre les instructions du Phanar (comme cela est d'ailleurs explicitement spécifié dans la lettre patriarcale du 22 mai 2013)…

Mon opinion personnelle est que tous ceux qui souhaitent sincèrement l'émergence de cette Eglise locale, d'abord autonome puis, si Dieu le veut, autocéphale, comprennent que c'est dans l'Église russe qu'elle a le plus de chance de se réaliser: "...la politique qu'à toujours suivi le Patriarcat de Moscou, dont le but canonique et missionnaire a toujours été une Eglise pour les Américains, fondée avec la bénédiction de l'Eglise mère et invitant tous les candidats à se joindre librement à elle" - écrivait le P. Jean Meyendorff dans ce passage que je cite souvent. En remplaçant "Américain" par "Européen", ne retrouve-t-on pas, avec 20 ans d'avance, la conclusion de l'appel du patriarche Alexis II en 2003 ?

Et cette position est confirmée par Mgr Hilarion en 2013: "L’Église orthodoxe russe s’est toujours efforcée de permettre la consolidation des communautés orthodoxes vivant dans la diaspora, et aussi de faire murir, avec le temps, les conditions indispensables à l’octroi à celles-ci de degrés croissants d’autonomie ecclésiale: autonomie locale, autonomie, autocéphalie. C’est précisément cette vision qui a incité l’Église russe, par exemple, à accorder l’autocéphalie à l’Église orthodoxe en Amérique en 1970."

Quelles voies pour l'Orthodoxie en Occident?

Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 3 Septembre 2013 à 13:34 | 46 commentaires | Permalien



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