Réponse du patriarche Alexis II  de Moscou à la lettre de 138 théologiens musulmans
Vladimir GOLOVANOW

Orthodoxie et Islam

L'actualité étant décidément prenante, avec cette décision sans précédant, prise par l'AEOF d'envoyer ICI je trouve intéressant de revenir sur cette prise de position de patriarche Alexis en 2007 (1).
Il répondait à un groupe de théologiens musulmans de différents pays qui avait adressé une lettre ouverte à 28 primats et responsables d’Églises chrétiennes, dont Sa Sainteté le patriarche Alexis. En partant de la théologie chrétienne de l'Amour de Dieu, le patriarche développe plusieurs axes de dialogue, sans oublier de mentionner les difficultés des Chrétiens dans certains pays musulmans, et revient sur le modèle de coexistence pacifique qui a fait ses preuves en Russie, "un des rares pays multireligieux et multiethnique qui n’ait pas connu de guerres ces religions qui ont secoué tant d’autres régions de la planète "


Citation: Une compréhension claire des valeurs spirituelles de chacune des religions
Je remercie les chefs religieux et les savants musulmans qui ont adressé une lettre ouverte aux représentants des Églises et des organisations chrétiennes, dont le primat de l’Église orthodoxe russe. Les chrétiens et les musulmans ont beaucoup d’objectifs similaires qui peuvent être atteints grâce à des efforts communs. Cependant, il ne peut y avoir de communauté d’efforts sans une compréhension claire des valeurs spirituelles de chacune des religions. C’est pourquoi je salue le désir de la communauté musulmane de commencer un dialogue sincère et ouvert avec les Églises chrétiennes au plan intellectuel et scientifique.
Aujourd’hui, le christianisme et l’islam accomplissent dans le monde une mission très importante. Ils rappellent à l’humanité l’existence de Dieu et la dimension spirituelle de l’homme et du monde. Nous témoignons du lien qui existe entre la paix et la justice, l’éthique et la loi, la vérité et l’amour.

La lettre note à juste titre que le commandement d’aimer Dieu et le prochain rapproche les chrétiens et les musulmans. D’ailleurs, je ne pense pas qu’il faille définir un minimum religieux qui, en résumant les convergences entre la foi chrétienne et la foi musulmane, suffirait à la vie spirituelle de l’homme. Aucune affirmation doctrinale du christianisme ou de l’islam ne doit être coupée de l’ensemble de son système théologique. Ce serait risquer de perdre nos identités religieuses particulières et la comparaison de chaque doctrine dans son intégrité semblent donc plus fructueuses.
Dans le christianisme, le discours sur l’amour de Dieu et du prochain est impossible en dehors du discours sur Dieu lui-même. Selon la révélation néotestamentaire, Dieu se manifeste aux hommes en tant qu’amour. « Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est Amour (2) ». De même, « nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est amour: celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui (3 )». Il est évident que l’amour est la propriété la plus essentielle, la plus spécifique et la plus importante de la nature même de Dieu.

Un être isolé ne peut que s’aimer soi-même, or l’amour-propre n’est pas l’amour au sens propre. L’amour suppose toujours l’existence d’un autre. De même que l’homme ne peut être considéré comme une personne que dans la communion avec d’autres personnes, ainsi Dieu ne peut être une personne que dans un rapport d’amour envers une autre personne. C’est pourquoi, le Nouveau Testament parle de Dieu comme de l’unique Nature en trois Hypostases : Père, Fils et Saint-Esprit. Dieu est l’unité de trois Personnes qui partagent la même nature. Cette nature appartient en plénitude à chacune d’elles : ainsi, il n’y a pas trois dieux, mais un Dieu unique. Dieu-Trinité est la plénitude de l’amour. Chaque Hypostase est liée par l’amour aux deux autres. Les Personnes de la Trinité se considèrent comme « toi » et « moi » : « Toi, Père, tu es en moi et moi en toi (4)» dit le Christ au Père. « Tout ce qu’a le Père est à moi. Voilà pourquoi j’ai dit que c’est de mon bien qu’il reçoit et qu’il vous le dévoilera (5) », dit le Christ au sujet de l’Esprit Saint. Ainsi, chaque Hypostase est dans la Trinité tournée vers les deux autres. C’est ce que saint Maxime le Confesseur appelle « le mouvement éternel dans l’amour ».

L’homme acquiert la connaissance véritable de l’être et des propriétés de Dieu en le découvrant comme amour. L’amour de Dieu est la seule propriété de la nature divine qui est à l’origine de la providence de Dieu sur l’humanité et son salut : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne meure pas, mais ait la vie éternelle (6)».

La Révélation chrétienne de l'amour de Dieu

L’enseignement chrétien sur l’incarnation du Fils de Dieu en Jésus-Christ est la révélation naturelle de l’amour de Dieu envers l’homme. « En ceci s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous vivions par lui. En ceci consiste l’amour: ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés (7) ».
L’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (8) est capable de vivre et de connaître l’amour que Dieu a pour lui. L’amour de Dieu est communiqué à l’homme et devient son trésor intérieur, une force vivifiante qui définit toute sa vie. En réponse à cet amour de Dieu, l’homme commence à aimer à son tour : « Voyez quelle manifestation d’amour le Père nous a donnée pour que nous soyons appelés enfants de Dieu (9)». Dieu attend de l’homme non pas tant la fidélité d’un serviteur que l’amour d’un fils. C’est pourquoi, dans la principale prière chrétienne qui nous a été enseignée par le Seigneur lui-même (10) , l’homme s’adresse à Dieu comme à son Père céleste.

La manifestation d’un vrai amour de l’homme pour Dieu n’est possible que si l’homme est libre. La liberté rend possible la vertu et l’obéissance à la volonté divine non par peur ou pour une récompense. L’amour pour Dieu engendre dans l’homme un désir désintéressé de suivre ses commandements. En effet, selon saint Isaac le Syrien, « dans son grand amour, Dieu n’a pas voulu restreindre notre liberté, mais a souhaité que nous nous approchions de lui par l’amour de notre propre cœur ». Ainsi, la liberté de l’homme grandit, s’élargit et se fortifie au fur et à mesure que s’accroît en lui l’amour pour Dieu qui est le cœur du perfectionnement spirituel et éthique. L’homme qui aime Dieu cherche à ressembler à son Créateur: « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait (11)».

Je n’ai pas l’intention dans cette lettre d’exposer l’ensemble de la théologie chrétienne. J’aimerais seulement proposer une façon de parler de l’amour de Dieu pour l’homme et de l’homme pour Dieu qu’on ne peut réduire à quelques formules laconiques. C’est, en effet, le fondement de tout le système théologique chrétien. Je suis convaincu que les penseurs chrétiens et musulmans auront tout à gagner à découvrir en profondeur leurs enseignements respectifs. Il est donc important de développer le dialogue chrétien-musulman au niveau doctrinal : il permettra d’élargir la coopération scientifique et la connaissance mutuelle, il créera un fondement solide pour une collaboration diversifiée entre nos communautés religieuses.

Le dialogue doctrinal entre l’Église orthodoxe et l’islam

Au cours des dernières années, le dialogue doctrinal entre l’Église orthodoxe et l’islam a beaucoup progressé. Ce n’est pas seulement parce que le monde contemporain nous oblige à communiquer davantage entre nous, mais aussi parce que les chrétiens et les musulmans se sont trouvés devant des défis identiques auxquels il n’est pas possible de répondre isolément. Nous devons faire face à la poussée de l’idéologie antireligieuse qui prétend à l’universalité et cherche à dominer toutes les sphères de la vie publique. Nous observons par ailleurs des tentatives d’imposer une « nouvelle morale » en contradiction avec les normes éthiques professées par les religions traditionnelles. C’est ensemble que nous devons faire face à ces défis.
Beaucoup de chrétiens et de musulmans redoutent que le développement du dialogue interreligieux ne conduise à un syncrétisme religieux, à une révision doctrinale et à l’effacement des frontières entre les traditions spirituelles. Cependant, le temps a démontré qu’une collaboration réfléchie entre les religions non seulement préserve, mais aussi fait ressortir l’originalité et la spécificité de chacune. Bien plus, le développement d’une forme juste de dialogue interreligieux empêche toute machination qui viserait à instaurer une supra‑religion universelle.
Nous devons malheureusement reconnaître que le christianisme et l’islam ont beaucoup d’ennemis qui voudraient, d’une part, susciter des conflits entre nous, et d’autre part nous amener à une fausse « unité » fondée sur l’indifférence religieuse et une éthique donnant la priorité aux intérêts purement séculiers. C’est pourquoi, en tant que responsables religieux, nous avons besoin les uns des autres pour aider nos fidèles à rester ce qu’ils sont dans un monde en constante évolution.

Témoigner de l'expérience russe

De ce point de vue, l’expérience de la coexistence du christianisme et de l’islam en Russie mérite une attention particulière. Au cours du dernier millénaire, les religions traditionnelles professées par les peuples de Russie ont gardé chacune leur particularité sans devenir une cause de conflits. La Russie est un des rares pays multireligieux et multiethnique qui n’ait pas connu ces guerres de religions qui ont secoué tant d’autres régions de la planète.

Les principes fondamentaux religieux et éthiques des confessions traditionnelles de la Russie ont toujours poussé leurs fidèles à coopérer avec les hommes d’autres religions et convictions dans l’esprit de la paix et de la concorde. Les représentants de différentes communautés religieuses ont toujours vécu les uns à côté des autres, ont travaillé ensemble, ont défendu ensemble leur patrie. Cela ne les empêchait pas de rester fidèles à la foi de leurs pères, à la défendre des attaques extérieures, souvent de façon solidaire. Nos compatriotes ne sont jamais entrés en conflit pour des raisons religieuses. Ainsi, la Russie a élaboré un système efficace de rapports interreligieux dont la pierre angulaire est un principe de coexistence pacifique dans le respect mutuel.
La Russie contemporaine dispose d’une structure importante de dialogue interreligieux : c’est le Conseil interreligieux de Russie qui oeuvre de façon fructueuse depuis plus de dix ans déjà. Son exemple et son expérience se sont révélés utiles aux autres États indépendants qui se sont formés sur l’ex-espace soviétique. Les responsables religieux de ces pays ont créé le Conseil interreligieux de la CEI (Communauté d’États indépendants). Dans le cadre de ces organisations, nous cherchons des réponses communes aux différents problèmes d’actualité. Nous souhaitons aussi témoigner au reste du monde de l’expérience positive de coexistence et de collaboration des orthodoxes et des musulmans au cours des siècles au sein d’une même société. Nous savons que dans beaucoup d’autres pays de tradition chrétienne, les musulmans ont également la possibilité de mener en toute liberté une vie religieuse. Dans de nombreux pays musulmans, les chrétiens sont soutenus et jouissent du droit de vivre selon leurs traditions religieuses. Cependant, dans un certain nombre d’autres pays de l’islam, la législation interdit la construction d’églises, la célébration de la liturgie, la libre prédication de la foi chrétienne. J’espère que la lettre des chefs religieux musulmans qui propose de renforcer le dialogue entre nos deux religions contribuera à l’amélioration des conditions de vie des minorités chrétiennes dans de tels pays.

Au niveau doctrinal, notre dialogue pourrait toucher les questions aussi importantes que l’enseignement sur Dieu, sur l’homme et le monde. En même temps, sur le plan pratique, la collaboration entre chrétiens et musulmans pourrait servir à la défense du rôle de la religion dans la vie publique, à la lutte contre la diffamation de la religion, contre l’intolérance et la xénophobie, à la protection des lieux saints et à la réalisation d’initiatives communes dans l’oeuvre de la paix. Je suis convaincu que les chrétiens et les musulmans doivent être les initiateurs des dialogues interreligieux aux niveaux régional et mondial. Il serait donc utile, dans le cadre des organisations internationales, de créer des mécanismes qui permettraient de prendre en compte d’une façon plus respectueuse les traditions spirituelles et culturelles de chaque peuple.

Je remercie encore une fois tous les savants et les chefs religieux musulmans pour leur lettre ouverte. J’espère beaucoup que nous serons témoins de l’évolution fructueuse aussi bien du dialogue théologique que de la coopération dans la sphère publique entre nos deux religions.

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1 La traduction française est du hiéromoine Alexandre Siniakov.
Messager de l’Église orthodoxe russe - n°9, mai-juin 2008, p.6‑9.
Les titres sont de VG

2 1 Jn 4

3 1 Jn 4, 16.

4 Jn 17, 21.

5 Jn 16, 15.

6 Jn 3, 16.

7 1 Jn 4, 9-10.

8 Gn 1, 26.

9 1 Jn 3, 1.

10 Lc 11, 2.

11 Mt 5, 48.


Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 5 Avril 2011 à 15:43 | 2 commentaires | Permalien



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