La théologie grecque des cinquante dernières années
V.Golovanow

La théologie "ne consiste pas simplement à parler à propos de Dieu, c'est le Verbe de Dieu" Nikos Nissiotis cité par Sotiris Gounélas, écrivain et poète, ancien rédacteur en chef de la revue "Synaxi" (Athènes)*

A côté de la théologie russe, dont nous voyons un bon nombre de publications en France, et sur PO en particulier, la théologie grecque contemporaine est un domaine d’études très important que nous connaissons très peu car les publications en français sont relativement rares.

Le colloque «Le renouveau de la théologie grecque contemporaine des années soixante à nos jours» (Institut Saint-Serge et Centre "Istina", Paris 15-16 avril 2010) lui avait été consacré et j'en propose un résumé d'après le compte rendu du professeur Michel Stavrou (ibid. *), dont je reprends l'essentiel (les actes du colloques auraient du être publés, mais je n'en ai pas trouvé de références). Les thèmes abordés sont toujours d'actualité et ce résumé permet de se repérer parmi les théologiens grecs contemporains.

Un courant informel de renouveau théologique

L’œuvre considérable des théologiens grecs des années 1960 a entièrement renouvelé l’approche de la théologie orthodoxe néo-hellénique. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un mouvement constitué, ni encore moins structuré, mais d’un ensemble de contributions personnelles qui, par des chemins spécifiques tantôt convergeant tantôt contradictoires, se sont signalées par la quête d’un retour à la Tradition orthodoxe –Tradition enracinée dans l’Écriture et les Pères–, et par le désir d’affranchir la théologie orthodoxe d’une « captivité de Babylone » (G. Florovsky) qui lui imposait, depuis des siècles, des schémas conceptuels empruntés à la scolastique occidentale, une séparation ruineuse entre théologie et vie spirituelle et un discours généralement stérile et répétitif, approchant la doctrine à travers le double moyen de la polémique et de l’apologétique.

Le colloque a abordé l’œuvre de théologiens encore vivants et actifs pour certains d’entre eux. Outre quelques grandes figures aujourd’hui décédées comme Dimitris Koutroubis - Nikos Nissiotis - Panayotis Nellas , le P. Jean Romanidis Nikos Matsoukas, Sabbas Agouridis, les noms les plus représentatifs de ce renouveau sont le métropolite de Pergame Jean Zizioulas, Christos Yannaras, le P. Basile Gondikakis et Georges Mantzaridis

Ce courant informel de renouveau théologique a émergé en réaction au poids excessif des organisations religieuses et à la faiblesse d'une théologie académique sclérosée. Il recherchait une synthèse néo-patristique pour assumer de façon critique le renouveau de la théologie russe de la diaspora (École de Paris, etc.), la réévaluation de la signification de la Tradition et de la piété du peuple de Dieu, une compréhension de la vie ecclésiale et du sens de la personne humaine qui découle de l’Eucharistie, la réappréciation de la morale à la lumière de la Philocalie et de la tradition ascétique contre l’approche puritaine imposée par les fraternités religieuses (très puissantes à l’époque), la mise en valeur de la théologie dogmatique pour faire pièce à un moralisme privé d’ancrage théologique.

Ainsi le p. Jean Romanidis a mis en évidence la nature ontologique et non pas conventionnelle de la moralité, primat de l'expérience spirituelle qui désamorce le caractère "idéologique" de la foi, opposition à la théorie fondamentaliste qui soutient que les saints acquièrent une connaissance infaillible des vérités et des réalités spirituelles. Nikos Nissiotis a poursuivi la théologie patristique de la personnification du verbe, cultivé la dimension rénovatrice de l'Esprit Saint et précisé que la théologie "ne consiste pas simplement à parler à propos de Dieu, c'est le Verbe de Dieu". Panayotis Nellas a voulu promouvoir une théologie où, à la suite de saint Peul et des Pères, le sacrement central de la foi est le Christ lui-même et où, par conséquent, les sacrements sont "les nouvelles fonctions de la nature humaine assumée et déifiée en Christ".

La théologie grecque des cinquante dernières années

Les années 1960 ont vu l'émergence d'une nouvelle théologie et pratique de la mission avec quelques grands axes: rejet du nationalisme et de l'ethnocentrisme, acceptation de l'altérité culturelle, sens eschatologique et déconfessionnalisation de la mission, influence positive importante des auteurs russes de la diaspora occidentale. Il resterait toutefois à rénover la théologie de la mission pour A.Papathanasiou

L'anti-occidentalisme a été un thème structurant, en particulier chez les P. Jean Romanidis et Basile Gondikakis et Christos Yannaras, au détriment d'une dynamique et d'une lucidité théologique, l'hellénisme pouvant devenir, d'une façon contestable, un critère d'ecclésialisé, avec l'oubli patent de la dimension eschatologique de l'Eglise. L'importance du facteur politique dans le renouveau de la théologie hellénique a aussi été soulignée, avec une polarisation croissante, surtout en Grèce du Nord, entre théologiens conservateurs et théologiens progressistes, et aussi un certain mépris envers l'éthique de l'émancipation individuelle et toute forme d'engagement social.

Ce renouveau de la théologie grecque moderne s'est ainsi articulé autour des axes suivants:
- Recherche d'une théologie néo-patristique,
- Volonté d'assumer de façon critique le renouveau de la théologie russe de la diaspora,
- Réévaluation de la signification de la Tradition et de la piété du Peuple de Dieu,
- Compréhension de la vie ecclésiale et du sens de la personne humaine qui découle de l'Eucharistie,
- Réappropriation de la morale à la lumière de la "Philocalie" et de la tradition ascétique (contre l'approche puritaine imposée par les fraternités religieuses),
- Valorisation de la théologie dogmatique (contre un moralisme privé d'encrage théologique).

Au-delà de son rôle décisif dans le retour à une conscience ecclésiale orthodoxe plus authentique, on noter aussi quelques limites de ce courant, notamment un retard notable dans la recherche théologique a eu pour effet la schématisation abusive des catégories fondamentales de la théologie de cette époque: par exemple la simplification des stades de la vie spirituelle (purification, illumination, déification), la surévaluation de l’importance de l’institution épiscopale dans l’ecclésiologie eucharistique, l’opposition trop systématique Orient-Occident, l’idéalisation de la tradition orientale, la bipolarisation entre éléments culturels des christianismes oriental et occidental, la diabolisation de la modernité, etc. La plupart des grands représentants de la théologie des années soixante n’ont guère procédé à une approche critique de la Tradition en reconnaissant que celle-ci charrie dans le flot de l’histoire des éléments culturels du «glorieux passé byzantin» qui non seulement s’avèrent dépassés aujourd’hui mais sont même souvent incohérents avec notre conscience ecclésiologique et théologique. Le refus d’une évaluation théologique de tous ces aspects a pour effet que bien souvent les fidèles orthodoxes vivant la réalité de la modernité sont paradoxalement portés à diaboliser celle-ci et à se marginaliser socialement. De plus, l’activité sociale de l’Église –qui a pour corollaire le soin des déshérités, des étrangers, des pauvres, etc.– a été quelque peu sous-estimée au plan théologique, sans doute du fait de la condamnation de la dimension activiste des organisations religieuses. Cela a eu pour effet de mettre principalement l’accent sur la communion elle-même, sans assumer simultanément les conséquences sociales et «politiques» de celle-ci. Or, de par ses racines bibliques et apostoliques, le sacrement de l'autel va toujours de pair avec le sacrement du frère.

Toutes ces questions restent d'actualité et, avec le remontée en puissance de la théologie russe, qui se ressource en retrouvant les écrits de ses théologiens d'avant la révolution 1917 et en continuant l'œuvre de la diaspora, nous pouvons nous attendre à de nouvelles avancées de la théologie orthodoxe.

* Cf. Les nouvelles de Saint Serge 2011, p.30-34

Illustration: P. Stamatis Skliris, Le Prophète Elisée. Détail d’une fresque réalisée à Chalandri-Athènes, Grèce (1990). Source
La théologie grecque des cinquante dernières années

Rédigé par Vladimir Golovanow le 1 Octobre 2014 à 16:22 | 31 commentaires | Permalien



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