Mutations de l'Église orthodoxe russe
Vladimir Golovanow

«L’Église a clairement pris sa revanche sur l’anticléricalisme des Soviets, au point d’être aujourd’hui au cœur du pouvoir, mais elle traverse dans le même temps une crise profonde » (1), explique Serguey Chapnin, qui fut proche du patriarche de Moscou Cyrille.

UN BILAN À METTRE EN PERSPECTIVE

L'Église en Russie a subi en 25 ans une extraordinaire mutation : le nombre d'Orthodoxes a été multiplié par quatre, de 17 % en 1990 à 60-70 % actuellement (essentiellement aux dépens des « incroyants » qui passent de 75 à 19 %, les musulmans passant de 1 à 7 %, les autres religions restant en dessous de 1 %) et le nombre de pratiquants a été multiplié par 72. Plus de 10 000 églises et 350 monastères ont été construits ou rénovés, 20 000 clercs ordonnés, 200 évêques consacrés…

Élu en 2009, le patriarche Cyrille a réformé l’administration de l’Église, des paroisses et des monastères aux plus hautes autorités ; la « Conférence Interconciliaire », organe délibératif permanent original qui prépare les décisions du concile – organe de décision suprême dans une Église orthodoxe qui inclut 20 % de laïcs.

La pratique religieuse a évolué avec, en particulier, la promotion de la communion fréquente (combattue par les conservateurs) ; la vénération de reliques apportées de l'étranger attire des millions de pèlerins (2) ; le renouveau théologique, très riche en Russie, renoue avec la Renaissance théologique du XIXe siècle et « l'École de Paris » (3).

La rencontre à Cuba du patriarche avec le pape en 2016 démontre enfin son ouverture et entame une ère nouvelle dans les relations avec l'Église catholique (4).

LE Christianisme sans le christ ?

L'Église a renforcé sa position dans la société : V. Poutine, fervent orthodoxe, rencontre régulièrement le patriarche Cyrille et la nouvelle idéologie nationale est inspirée de l'Orthodoxie (même s'il s'agit plutôt du vieux fond soviétique rhabillé avec la symbolique et la terminologie orthodoxes, écrit Chapnin). Des accords sont conclus avec la plupart des ministères, des aumôniers nommés dans les institutions de l'État, un cours sur les « fondements de la culture orthodoxe » a été introduit dans les programmes scolaires et plusieurs lois ont été inspirées par l'Église : ainsi des activistes utilisent la loi sur « l'offense des sentiments religieux des croyants » (2013) pour s'opposer à des événements jugés blasphématoires (interdiction d'un Tannhäuser d'avant-garde à Novosibirsk, campagne contre le film Mathilda sur une amourette de jeunesse du saint empereur Nicolas II). De même, les mesures « anti-prosélytes » de la loi antiterroriste (2016) sont appliquées contre les communautés protestantes (interdiction des Témoins de Jéhova).

L’Église est perçue par les intellectuels et l'opposition libérale comme partenaire idéologique du pouvoir et non plus dissidente et persécutée comme en URSS. Chapnin va jusqu'à lui reprocher un manque de prédication, l'accusant de tomber dans un « christianisme sans le Christ ».

DIFFICILE ÉQUILIBRE

En réalité l'Église russe est une très grande institution multinationale : près de la moitié de ses paroisses sont hors de Russie, dans 56 pays, principalement de l'ex-URSS, mais aussi sur tous les autres continents (y compris 15 paroisses en France…). Son personnel total atteint près de 100 000 personnes, clercs, moines, laïcs, et il n'est pas surprenant qu'on y trouve les positions les plus diverses.

Il y a en particulier deux ailes opposées fort remuantes : l'aile libérale, que représente Serguey Chapnin, reproche à la hiérarchie blocage et immobilisme, mais un courant conservateur, au contraire, refuse tout changement, considéré comme une trahison de la Tradition orthodoxe, et en particulier tout rapprochement œcuménique, accusé d'hérésie. Le patriarche Cyrille doit maintenir un difficile équilibre entre les deux partis sous peine de provoquer un schisme comme celui des Vieux-croyants au XVIIe siècle.

Vladimir Golovanow

(1) Le Monde du 3 août 2017.
(2) Des reliques de saint Nicolas apportées de Bari à Moscou et Saint-Pétersbourg, du 21 mai au 28 juillet 2017, ont attiré plus de 3 millions de pèlerins de toute la Russie qui ont attendu dans des queues de plusieurs heures.
(3) Pensée théologique orthodoxe développée à Paris par les émigrés russes dans les années 1930-1950.
(4) Cf. notre article « Vers un rapprochement ? », La Nef n°272 de juillet-août 2015.

La Nef N°295 de septembre 2017

Vladimir Golovanow, laïc orthodoxe, a travaillé comme expert de l’UE et de la BERD dans les pays russophones où il a souvent séjourné depuis 1964 ; il intervient dans l'enseignement supérieur sur les relations avec la Russie.
Il intervient régulièrement sur le forum « Parlons Orthodoxie »

Lire aussi "La NEF"- DOSSIER : LA RÉVOLUTION RUSSE DE 1917

Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 17 Octobre 2017 à 09:29 | 13 commentaires | Permalien


Commentaires

1.Posté par père Joachim le 17/10/2017 13:40
Présentation très inintéressante avec des détails éclairants. Mercis.

Lors de voyages universitaires et pèlerinages de jeunesses longs, en orthodoxie, j'ai vu se dégager dans la vie ou l'enseignement de certaines personnes rencontrées, une voie que je qualifierais de SEREINE, mais, ni quiétiste ni bien évidemment "ritualiste".

Ils vivaient leur "ligne théologique" dans un combat qui était intérieur invisible et sans merci, tout en restant proches et "populaires" auprès d' un très grand nombre d'hommes de femmes ou de jeunes gens d'un monde chrétien qui vivaient la prière et la foi "d'une autre manière"

Cette manière de vivre l'évangile de Jésus Christ fut et reste INTERPELLANTE car elle est toute Vie; ni "conservatrice" ni "progressiste"; ni "moderniste" ni "traditionaliste";ni "libérale ni rénovationnistes". A y regarder de prés ce fait religieux "propre"semble très proche d'un cheminement millénaire de la Révélation et s'incarne en toute réalité dans le miracle actuel de la foi de millions de croyants dont il est question dans l'article de La NEF.

Ce type de foi chrétienne sans exaltation, ostentation ou aventurisme, semble plutôt d'un ordre "apophatique" issue d'une transmission= (Métadossis: terme grec possible pour désigner aussi l'Eucharistie). Elle échappe à la fameuse classification bipolaire des anciens et des modernes car elle engendre une PRÉSENCE RÉALISTE incarnée par des peuples nombreux et s'affirme comme signe et gage de la RÉSURRECTION.
.

En cela elle sauve des enfermements actuel d'un christianisme de " conviction morale" doctrinaire et quelque peu "stérilisant" ou d'un "pétillement" comique et éphémère tout aussi proches des idéologies séculières en apportant semble t'il une donne renouvelée disponible et ouverte où pourraient puiser les fois anciennes ?

2.Posté par Nicodème le 18/10/2017 15:49
Une petite remarque pour le rédacteur de La Nef . Il parle des communautés protestantes et , entre parenthèses "témoins de Jéhovah" , comme si les TJ étaient des "protestants" . Cela témoigne de son incompréhension totale des choses . Les protestants refusent certains dogmes de la foi orthodoxe ( et catholique) , mais ils admettent tout à fait la "divino-humanité" du Christ , et , à ce titre , ils sont chrétiens" . Les témoins de Jéhovah" ne l'admettent pas , ils ne sont donc pas chrétiens , masi ils s'efforcent de le cacher , pour mieux tromper les naïfs .

3.Posté par Vladimir G: "L''''''''''''''''héritage commun est une puissante source d’inspiration ..." le 21/10/2017 12:31
Je suis l'auteur de l'article qu a été publié par LA NEF.

Les Témoins de Jéhovah sont issus d'un mouvement connu sous le nom d'« Étudiants de la Bible », qui a lentement pris forme à partir des années 1870 sous l'impulsion de Charles Taze Russell. Celui-ci est d'abord influencé par le prêcheur adventiste Jonas Wendell, qui ravive sa foi perdue1. Ensuite, il entre en contact avec les idées de George Storrs, qui devient l'un de ses principaux maîtres2, puis (en 1876) avec Nelson Barbour, un prêcheur adventiste indépendant. De ce dernier, Russell reprend les théories annonçant la fin des temps : le Christ est de retour de façon invisible depuis 18743,4, et la destruction de toutes les institutions de ce monde suivie de l'établissement du Royaume de Dieu, est prévue pour 19141,5,6,7. (https://fr.wikipedia.org/wiki/T%C3%A9moins_de_J%C3%A9hovah#Cr.C3.A9ation_du_mouvement_par_Russell). Tous les experts les classent avec les Protestants...

4.Posté par Vladimir G: Tous les experts les classent avec les Protestants... le 21/10/2017 13:16
Je suis l'auteur de l'article publié par LA NEF. Il est destiné avant tout aux lecteur du périodique, majoritairement Catholiques, qui ne savent que peu de choses sur l'Orthodoxie et ont une vision manichéenne et souvent fausse de l'Église russe.

L'interdiction des Témoins de Jéhovah est la manifestation la plus extrême des applications de la loi antiterroriste contre les communautés religieuses non reconnues par l'Église russe. Les Témoins de Jéhovah sont issus d'un mouvement connu sous le nom d'«Étudiants de la Bible», qui a lentement pris forme à partir des années 1870 sous l'impulsion de Charles Taze Russell. Celui-ci est d'abord influencé par le prêcheur adventiste Jonas Wendell, qui ravive sa foi perdue1. Ensuite, il entre en contact avec les idées de George Storrs, qui devient l'un de ses principaux maîtres2, puis (en 1876) avec Nelson Barbour, un prêcheur adventiste indépendant. De ce dernier, Russell reprend les théories annonçant la fin des temps : le Christ est de retour de façon invisible depuis 18743,4, et la destruction de toutes les institutions de ce monde suivie de l'établissement du Royaume de Dieu, est prévue pour 19141,5,6,7. (https://fr.wikipedia.org/wiki/T%C3%A9moins_de_J%C3%A9hovah#Cr.C3.A9ation_du_mouvement_par_Russell). Tous les experts les classent avec les Protestants....

5.Posté par Tchetnik le 21/10/2017 16:14
Aucun expert sérieux - surtout Protestant - ne classerait les TDJ parmi les Protestants, justement.

Idem pour les Mormons.


6.Posté par Nicodème le 21/10/2017 17:24
OK , cher Vladimir . Je reconnais la richesse de votre documentation . Toutefois , que les experts les classent avec les protestants , surtout les intervenants sur Wikipedia ne fait pas de cette erreur une vérité . J'ai pu moi-même me rendre compte de leur refus absolu d'accepter la divinité du Christ en les poussant ds leurs retranchements lors de nombreuses discussions que j'ai eues avec leurs délégués lors de visites chez moi . Et d'ailleurs , la lecture attentive de leur littérature , qui avance toujours masquée , montre que si leur arianisme n'est pas proclamé , la reconnaissance de la divinité du Christ l'est encore moins .
Maintenant , cette erreur de caractérisation des TJ est tellement répandue , même chez les ktos cultivés , que , un peu plus , un peu moins , la belle affaire ...Cela dit , je me réjouis de ce que des gens comme vous écrivent ds la Nef , dont , en effet , le lectorat est "plus romain que moi tu meurs" ... Seuls des zorthos rationnels , intelligents et non fanatiques comme vous peuvent y être entendus (coup de brosse à reluire gratos ...:-))) ..

7.Posté par Vladimir G: Où voulez-vous les classer? le 21/10/2017 19:15
Bien cher Nicodème,

Je suis bien évidement déçu que, à propos d'un article sur la situation de l'Église en Russie, la discussion se concentre sur une parenthèse de 4 mots tout à fait accessoire...

Je parle bien entendu de catégories sociologiques et non théologiques car c'est de là que vient l'interdiction Et si les sociologues les classent très généralement avec les Protestants, c'est eu égard à leur origine (comme rappelé dans mon 4 ils proviennent des Protestants Adventistes) et au fait que, si non, il faudrait inventer une catégorie pour eux tout seuls... Voici un article qui confirme que "Mormons, baptistes, évangélistes, Témoins de Jéhovah - c'est tout pareil pour les Russes". (https://www.youtube.com/watch?v=BCWzkdFVuz0)

8.Posté par Tchetnik: l'étiquette et le produit le 21/10/2017 20:55
Il existe bel et bien une catégorie pour eux qui s'appelle "sectes".

Monothéistes, certainement, mais "sectes" quand-même.

Après, pour le russe de base, il est certain que la différence sera mince, ce qui ne prouve rien en soi, sinok.

Il y a bien des évêques qui disent que "mahommet était un apôtre"...

9.Posté par Tchetnik le 22/10/2017 11:33
C'est assez étrange - et déconcertant - du reste de voir que certains ecclésiastiques s'offusquent que l'Eglise défende la Vérité et combattent certaines manifestations d'athéisme agressives, vulgaires, bestiales et pornographiques. Quand elles ne sont pas carrément mensongères comme le film "Mathilde", justement.

L'Eglise a retrouvé une place importante dans l'espace public - avec des défauts, des fragilités, faiblesses et imperfections - et cette place reste dans l'ensemble positive. Ceux qui critiquent les "mesures anti-prosélytes" pourtant justifiées par le contenu de ces sectes et qui les finance devraient dans ce cas rejeter aussi la collaboration église-état sur la gestion d'orphelinats, d'écoles, d'hôpitaux...

10.Posté par Nicodème le 22/10/2017 14:56
Comme Achille Talon , Je persiste et signe , mais je comprends très bien le point de vue russe , qui était aussi celui du milieu kto classique ds lequel j'ai été élevé , et dont je me suis éloigné . Plus tard , quand on s'intéresse à l'histoire de l'Eglise , et par conséquent , à ses divisions , on comprend mieux qui "croit" quoi . J'ajoute que mon point de vue est celui de l'observateur , même si mon agnosticisme a un tropisme orthodoxisant (et pas seulement à cause de l'esthétique, oui , désolé , Bortnianski , j'adore , mais aussi Kowalevski , et , allez , une petite provoc...André Gouze ...:-)) ) .Quant aux glissements et aux dérives , inhérentes à toute discussion entre gens cultivés et bien élevés , elles nous distraient un peu , au milieu de ce monde de brutes et de gorilles mécanisés , n'est-il pas ? J'espère que vous ne m'en voudrez aps , bien que, la communication par la Toile seulement nous ramène à l'état ectoplasmique ...

11.Posté par Vladimir G: unité dans la diversité le 23/10/2017 16:51
Le sujet de cette article est de montrer à quel point l'Église russe est diverse, ce qui justifie les différents point de vue portés sur elles et les attaques qu'elle subit de tous côté, chacun de ses adversaires s'efforçant de justifier sa position en montant en épingle des cas particuliers ou des courants spécifiques. Le patriarche tient la barre au milieu de ces différents courants, qui tirent chacun de son côté, et s'efforce d'éviter le schisme, jusqu'ici avec succès...

Quand aux sectes, qui semblent surtout passionner nos commentateurs, les autorités russes, comme la majorité de la population, classent dans cette catégorie tous les groupes qui ne font pas partie des Églises reconnues. Au premier rang il y a les Orthodoxes dissidents (VCO et Catacombes, Vieux-croyants sans-prêtres ... ), puis la plupart des communautés protestantes en dehors des Luthériens (Mormons et TJ tombent dans le même sac) et toutes sortes de nouvelles croyances: Moonistes, Krishnaïtes, Vissarionistes, Néo-païens, néo-shamanistes modernes (le shamanisme traditionnel est considéré comme une religion), Tolstoïens, la scientologie, etc. J'en passe et de meilleurs! Le site https://www.sektainfo.ru/sekty-i-kulty/spisok-sekt/ en recense plusieurs centaines...

12.Posté par Daniel le 24/10/2017 10:00
@ Vladimir

Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est une église "reconnue". Reconnue par qui ? Par l'Esprit Saint qui a apposé son tampon sur un document administratif. SI oui, lequel ? Par les autorités civiles ? Je ne savais pas qu'un document administratif valait reconnaissance.

D'un point de vue administratif, beaucoup d'orthodoxes dissidents ont une reconnaissance administrative légale en Russie en tant que personnes morales.

13.Posté par Vladimir G: il n'y a pas de définition juridique des sectes en Russie... le 24/10/2017 14:53
Bien cher Daniel,

On voit que vous connaissez peu la Russie... Il y une loi qui définit d'abord les "religions traditionnelles": Orthodoxie, Islam, Bouddhisme, et Judaïsme. Elles sont représentées dans le "Conseil Interreligieux auprès du Président." Leurs communautés n'ont généralement aucune difficulté pour être enregistrées. Il y a ensuite les Églises "qui ont une reconnaissance étendue ou complète de l’État" et sont reconnues par l'Église russe: l'Église orthodoxe vieille-ritualiste russe, l'Église catholique, l'Église luthérienne... Leurs communautés n'ont généralement aucune difficulté pour être enregistrées, bien qu'il y eut parfois des difficultés pour les Catholiques dans le passé. Elles n’ont pas signalé de cas de discrimination et elles jouissent donc de la liberté religieuse.

Toutes les autres communautés tombent +/- dans la catégorie des sectes dont il n'existe pas de définition juridique (une loi est en cours d'élaboration pour lutter contre les "sectes totalitaires"). Certaines obtiennent des enregistrements juridiques locaux et d'autres pas ou se les voient retirés par les autorités locales ou le ministère de la justice. Les TJ faisaient partie des premiers, comme plusieurs centaines d'autres communautés de tous poils, avant d'être interdits. Les Orthodoxes dissidents sont tantôt enregistrés, tantôt pas, selon les régions. Les Protestants, surtout évangéliques, préfèrent parfois ne pas s'enregistrer pour être moins en vue des autorités...

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