UN GÉANT DE LA THÉOLOGIE CONTEMPORAINE
Vladimir GOLOVANOW

"Une vision particulière est le point de départ de toutes les réflexions théologiques du père Alexandre Schmemann : le caractère essentiellement eschatologique du christianisme et l’eucharistie (ainsi que les autres sacrements et toute la vie liturgique de l’Église) comme expression et expérience du « Royaume ». Cette vision prophétique fait de lui un des grands théologiens orthodoxes du 20e siècle"(1). Je voudrais revenir sur quelques points essentiels de cette approche théologique avant de voir comment elle est actuellement reçue.

Une théologie pour le Peuple de Dieu: le père Alexandre fait sortir la théologie du ghetto académique où l'avaient enfermée les théologiens depuis le Moyen-âge. Son discours, simple, clair et précis, s'adresse en effet à tous, croyants ou non, comme on le voit particulièrement bien en retrouvant ses principales thèses dans les "Causeries sur radio Liberté", publiées en russe, et dans son Journal.

Or ceci correspond au besoin profond de notre époque que soulignait le patriarche Cyrille en appelant les théologiens à sortir des académies; cela correspond aussi à la vérité de l'Orthodoxie puisque "le gardien de la religion est le corps même de l'Église, c'est-à-dire le peuple (laos) même"(2). C'est d'ailleurs peut-être la différence essentielle en Orthodoxie et Catholicisme…

Une Orthodoxie pour aujourd'hui: le souci qui sous-tend toute la réflexion du père Alexandre, livres ou articles, "Journal" ou "Causeries", c'est bien de montrer que l'Orthodoxie répond aux questionnements les plus contemporains. Nous le voyons toujours à l'écoute et ses réponses, profondément encrées dans la Tradition orthodoxe, correspondent aussi bien aux attentes des Américains, que des Français ou des Russes comme le montre le succès universel des ses ouvrages. Le père Alexandre répond en effet aux défis que pose le mondialisme sécularisé à la pensée religieuse, qu'il tend à évacuer encore plus puissamment que le matérialisme athée (le patriarche Cyrille a d'ailleurs comparé le situation de la religion dans l'Occident actuel à ce qui se passait sous la dictature bolchevique!). Ce puissant mouvement s'est d'abord développé aux USA, où le père Alexandre a su l'identifier et lui faire face, puis il a gagné l'Europe occidentale et enfin la Russie, où il tend à remplacer le bolchévisme. La vision du père Alexandre s'est ainsi révélée prophétique: il « pose des problèmes si essentiels et avec une acuité si criante que la réception de ce livre peut devenir une sorte de pierre de touche pour la vie ecclésiale en Russie, un test de son aptitude à la créativité spirituelle » dit le père Georges Mitrofanov(3) à propos du Journal plus de 40 ans après qu'il ait été écrit!. Et cette appréciation s'applique en fait à l'œuvre entière du père Alexandre et toute la société occidentale.

Un retour à l'essentiel: pour pouvoir ainsi répondre aux questionnements les plus primordiaux de l'humanité d'aujourd'hui, le père Alexandre fait un retour aux sources de l'Orthodoxie. En effet, la différence essentielle entre la situation actuelle et les siècles précédents, c'est que l'Orthodoxie a perdu son statut institutionnel; elle n'est plus religion d'état, même en Grèce, alors qu'elle avait ce statut depuis le IVème siècle, et ce même sous l'empire ottoman (l'Eglise servait d'institution administrant les populations chrétiennes conquises). Il est donc tout à fait normal que la plupart des règles régissant la vie de l'Eglise développées dans ce contexte, y compris les canons, répondent à ce rôle institutionnel qui n'est plus d'actualité. C'est pour cette raison que nombre de ces pratiques ne peuvent plus répondre telles qu'elles aux défis que la société actuelle pose à l'Orthodoxie. Pour trouver les réponses orthodoxes, le père Alexandre va chercher le sens profond des règles et canons, celui qui est caché derrière l'application aveugle de la lettre qui convenait pourtant il y a encore cent ans. "La fidélité aux canons est la fidélité à la totalité de la Tradition, et cette fidélité, selon le père George Florovski, « ne signifie pas la fidélité à l’autorité extérieure du passé, mais un lien vivant avec la plénitude de l’expérience de l’Église. Les références à la Tradition ne sont pas seulement un argument historique et la Tradition ne se réduit pas à l’archéologie ecclésiastique. »" (4). Souvent cette recherche le conduit avant le IVe siècle – période où l'Eglise n'était pas une institution reconnue mis devait faire face à un environnement hostile… qui peut rappeler la situation actuelle à bien des égards!

Mais, et je pense important d'insister là-dessus, le père Alexandre ne propose jamais de changer ou de rejeter aucune règle, aucune tradition: il suggère au contraire d'en retrouver le sens véritable, souvent occulté par la pratique récente. Je ne citerai qu'un seul exemple: l'iconostase est considérée comme une barrière séparant "le commun des fidèles" du sanctuaire où officie le clergé consacré. Le père Alexandre explique qu'il ne faut pas de séparation, que tous les Chrétiens forment un peuple de prêtres et doivent participer à la célébration de l'Eucharistie. Mais il n'est pas question de supprimer l'iconostase. Au contraire, le père Alexandre demande de lui rendre sont statut de LIEN entre le monde terrestre et le Règne du Seigneur dont témoigne la Sainte Liturgie. Toutes les fêtes, les saints, les prophètes représentés sont en effet autant de passages entre notre monde corrompu et le Règne à venir et, quand nous les contemplons durant la Liturgie, ils matérialisent le passage vers le Règne déjà présent que célèbre la Liturgie tout comme ils matérialisent la liaison entre le sanctuaire où officie le clergé et la nef où le Peuple de Dieu participe au Sacrifice. Et nous revenons ainsi au sens originel de l'iconostase quand, après la victoire sur les iconoclastes, les icônes étaient mises en avant pour renforcer la foi et la prière des croyants.(5)

Une théologie de la joie: contrairement à ceux qui mettent en avant dans l'Orthodoxie l'ascèse, la souffrance et le sacrifice, le père Alexandre insiste surtout sur la joie, qui est pour lui l'essence du Christianisme. Outre son expérience personnelle, très communicative dans son Journal, il puise cette certitude dans les écrits des Apôtres ("Soyez dans la joie"), le comportement des premier Chrétiens, qui attendaient joyeusement l'imminence du Second Avènement, et aussi les écrits de nombreux Pères anciens ou de saint modernes (comme saint Séraphin de Sarov, qui accueillait ses visiteurs par l'exclamation "Christ est ressuscité ma Joie!"). Il est bien évident que cela amplifie aussi la portée de son message: la JOIE du Christianisme est probablement ce qui porte le plus face à la mise en valeur du PLAISIR matérialiste dans notre société dure, intransigeante, réfractaire au Christianisme.

L'IMPACTE DU PERE ALEXANDRE
La plus grande partie des écrits du père Alexandre sont disponibles en anglais, français et russe; un très grand nombre de textes est disponible in extenso sur Internet, en particulier en russe, et l'intérêt qu'ils provoquent ne faiblit pas. Si la majeure partie de ceux, qui en prennent connaissance, Orthodoxes ou non, y trouvent matière à progresser dans la connaissance de l'Orthodoxie, comme le montre en particulier son impact auprès de l'intelligentsia russe(6), la nouveauté de son approche provoque aussi bon nombre de réactions excessives et ce aussi bien de la part de ceux qui se déclarent ses partisans que de ses adversaires.

Les "modernistes" ou le service de l'ours: ceux que l'on appelle, à tort, "les Schmémaniens" se sont emparés de quelques une des réflexions du père Alexandre les plus critiques à propos de certaines traditions relativement récentes, que le père Alexandre suggérait de repenser, pour révolutionner avant tout la pratique liturgique. Cela va de la communion automatique à chaque Liturgie, sans confession ni préparation (pratique généralisée chez les Catholiques qui n'a jamais été soutenue par le père Alexandre) à la suppression de l'iconostase (voir ci-dessus), en passant par l'omission des mâtines festives, la négligence des Ménées, la suppression et/ou l'ajout de prières dans le canon eucharistique, le remplacement intégral du slavon par le français avec toutes ses erreurs d'interprétation… et la liste pourrait être encore développée! L'Orthodoxie a connu des différences de pratiques liturgiques et en connait encore: ainsi l'EORHF(7) au USA vient de créer un vicariat pour les paroisses de "rite occidental"(8) alors que, en Russie, il y un des paroisses qui pratiquent le "Vieux rite"(9)depuis le XVIIIe siècle. Mais le problème avec les "modernistes", c'est qu'ils décident individuellement de ces innovations, sans se soucier de piétiner la piété orthodoxe et de scandaliser les fidèles; de plus, en se couvrant pour cela des écrits du père Alexandre, mal interprétés (faut-il le souligner!), ils portent en fait un coup très dur à l'ensemble de son enseignement, qui est assimilé à ces excentricités. Ils donnent ainsi beaucoup d'arguments valables à leurs propres adversaires.

Les "intégristes" ou l'Orthodoxie – épouvantail: dans toutes les Eglises orthodoxes il y a des groupes qui pensent défendre la pureté de l'Orthodoxie en imposant les règles définies pour les moines; comme ces règles ne sont évidement applicables que par une minorité - ceux qui ont choisi de se consacrer entièrement à Dieu, pour la masse des croyants ces groupes proposent des formules toutes faites: «une piété de bonnes femmes, imprégnée d’émotion et de superstition … tout un ensemble de mesures de type psychothérapeutique, un catalogue de saints rappelant les listes de spécialistes dans les hôpitaux où ce qu’on cherche n’est pas le Christ, mais la religiosité, diluée dans une sentimentalité religieuse … qui nous ramène dans une dimension païenne» comme le décrit le père Georges Mitrofanov en qualifiant cela «d'épouvantail pour le peuple» (10). Bien entendu ce courant rejette toute idée de modifier la moindre virgule aux règles figées aux XVIII-XIXe siècles (le concile local de 1917-18 n'est généralement pas pris en compte) et toutes les réflexions du père Alexandre sont accusées d'être "protestantes" ou "catholiques" … hérétiques pour tout dire. Cette tendance est largement présente en Russie: c'est la vision de ces prêtres sans formation religieuse qui apportent dans l'Eglise leurs superstitions à base de "complot judéo-maçonnique" et autre phobies (Georges Mitrofanov, ibidem) et qui s'appuient sur ces Babouchka qui œuvrent dans l'Eglise avec les méthodes qu'elles employaient il y a 40 ans comme cheftaines du Komsomol (dixit Mgr Hilarion de Volokolamsk). Elle existe aussi en Occident, principalement à l'EORHF et plus encore dans les groupes "Vitalistes" qui s'en sont détachés.

La véritable guerre que mènent les activistes de ce courant contre le père Alexandre est évidente, puisque sa pensée s'inscrit en opposition à tous ces excès, à cette volonté d'enfermer l'Orthodoxie dans un ghetto archaïsant, de la limiter à des réponses qui convenaient aux attentes du XVIIIe siècle. Pour lui l'Orthodoxie est de tous les temps et doit donc répondre aux besoins d'aujourd'hui, comme elle répondait à ceux d'hier, avec des pratiques différentes de celles de l'Eglise primitive ou du Moyen-âge. Mais il faut bien souligner que le père Alexandre n'en critique que les excès, comme le souligne le père Georges, car il montre bien que le respect des traditions, à condition d'en retrouver le véritable sens, fait partie intégrante de l'Orthodoxie et c'est bien là-dessus qu'il appuyé.

Ce respect est effet indispensable pour garder les fondements de notre foi et nous éviter les errements dans lesquels nos "modernistes" sont trop prêts de tomber. Le père Alexandre critiquait lui-même fortement ces dérives "gauchisantes", qu'il s'agisse du féminisme ou des droits de l'homme, de la désacralisation des sacrements ou de la banalisation de la Liturgie. Toutefois le père Alexandre n'a sans doute pas toujours suffisamment souligné la valeur sanctifiante de la piété populaire, du monachisme, de l’ascétisme, des symboles, des reliques… de tous ces aspects si essentiels de l'Orthodoxie où la beauté et la Tradition emportent l'adhésion du cœur, même si tout n'est pas expliqué et compris, comme le souligne par exemple le père Andrew Philips (11).

Conclusion à débattre: "Il n’y a aucun doute que le Père Alexandre aida de nombreuses personnes à entrer dans l’Eglise, personnes qui plus tard eurent une compréhension et une vie plus profondes dans l’Eglise du Christ et lui en furent reconnaissantes. (…) Il est indubitable, qu’en dépit de ses vues unilatérales, le Père Alexandre était sincère et de bonne volonté. Il est aussi indubitable qu’il a aidé à poser les fondations et le renouveau de l’Eglise Orthodoxe en Amérique du Nord" écrit le père Andrew Philips, qui n'est pas un admirateur du père Alexandre! Je pense qu'il n'ose pas admettre la vérité qu'il comprend: le père Alexandre a aidé à poser les fondations et le renouveau de l’Eglise Orthodoxe dans son ensemble, sur lesquelles se reconstruit en particulier l'Eglise russe libérée. Mais, comme toute œuvre humaine, la sienne n'est pas irréprochable, comme le pensent ses thuriféraires, et il reste à bien y distinguer le meilleur et le moins bon sans sombrer dans le dénigrement, le rejet infondé et les faux procès comme font ses adversaires.

Notes

(1) Schmemann
(2) Lettre des patriarches orthodoxes, 1848, in "L'Orthodoxie, l'Église des sept conciles" Mgr Kalistos Ware. p. 324
(3) Père Georges Mitrofanov, professeur de l‘Académie de théologie de Saint-Pétersbourg.

(4) In "Église et organisation ecclésiale, p2-3" http://www.exarchat.org/spip.php?article771
(5) D'après "L'eucharistie sacrement du royaume", ch. 1, IVe partie.

(6) Cf.Père Andrew Phillips: La pensée et l’enseignement du Père Alexandre Schmemann Et Commentaire 6 Cheminement d'un intellectuel russe vers l'Orthodoxie

(7) "Eglise Orthodoxe Russe Hors-Frontières" (EORHF/ROCOR), réunifiée depuis 2007 avec le patriarcat de Moscou où elle constitue une Eglise autonome

(8) Il s'agit de plusieurs rites non byzantins développés en Occident essentiellement au XXe siècle. Partis de France à la fin des les années 1920, ils sont assez rependus en Amérique du nord, surtout dans les juridictions du patriarcat d'Antioche et de Moscou (EORHF/ROCOR). Ils sont basé soir sur la recherche de rites occidentaux anciens abandonnés par Rome (rite "de saint Germain"), soit sur la messe tridentine ou l'ancien missel anglican mais intègrent toujours les moments essentiels de la Liturgie byzantine, en particulier pour l'épiclèse, et suppriment bien évidement le "filioque" dans le Crédo (cf. http://www.orthodoxie.com/2011/03/etats-unis-une-rencontre-de-responsables-pour-le-rite-occidental.html; http://www.allmercifulsavior.com/Liturgy/No-Modern-WR.html )

(9) Il s'agit du rite pratiqué avant les réformes du patriarche Nikon (1660) qui ont provoqué le schisme des "Vieux Croyants". Ces paroisses ont rejoint le patriarcat après le décret de tolérance de Paul 1 autorisant la pratique du "Vieux rite", alors même que la majorité des "Vieux Croyants" restaient dans des Eglises séparées. Lors de la première visite patriarcale dans l'une de ces paroisses, Saint Nicolas su Bercenevka (Moscou), le 23 avril 2001, le patriarche Cyrille déclarait que l'essentiel était de garder l'unité de l'Eglise. "Quand aux rites, chacun d'eux, le vieux comme le nouveau, doit aider les croyants à découvrir l'Evangile à découvrir le seigneur et le Sauveur" (in http://www.staroobrad.ru/modules.php?name=News2&new_topic=7)

(10) Il détaille: "dans la vie paroissiale d’aujourd’hui, on n’éprouve souvent nul besoin du Christ, au lieu de quoi est réclamé « tout un ensemble de mesures de type psychothérapeutique, un catalogue de saints rappelant les listes de spécialistes dans les hôpitaux. » Autrement dit, ce qu’on cherche n’est pas le Christ, mais une religiosité, diluée dans une sentimentalité religieuse », « ce qui nous ramène dans une dimension païenne»" ICI

(11) Cf. Père Andrew Phillips



Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 8 Juillet 2011 à 14:04 | 38 commentaires | Permalien



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