V.G.
I. La mutation interne

Le nombre des pratiquants atteindra les 40 millions en Russie sur les 20 prochaines années. "Nous devons en tenir compte dans nos homélies et notre travail pastoral"
Patriarche Cyrille

J'avais montré dans mon article précédant (1) le quadruplement du nombre d'Orthodoxes en Russie depuis 25 ans et surtout l'augmentation impressionnante du nombre de pratiquants dont le patriarche prévoit encore le doublement en 20 ans. Cette mutation, tant quantitative que qualitative, impose bien entendu des changements que je me propose de détailler dans cette partie I où je vais donc décrire les mutations internes de l'Eglise russe.

Dans la partie II je vais traiter du changement de la place et du rôle de l'Eglise dans la société russe.

Une mutation quantitative et qualitative

La fréquentation religieuse suit effectivement le rythme rapide des ouvertures de lieux de cultes; c'est particulièrement visible lors des grandes fêtes religieuses: il y eut quasiment deux fois plus de personnes dans les églises de Moscou cette année par rapport à[ l'an dernier pour Noël]url: http://www.pravmir.ru/rozhdestvenskoe-bogosluzhenie-v-moskve-posetili-230-tys-chelovek/ (2). Et il faut aussi noter l'impressionnante ferveur pour la vénération des reliques venues de l'étranger: ceinture de Notre Dame, Croix de saint André, présents des Rois Mages ont rassemblé des prés d'un demi million de personnes avec des queues de plusieurs heures.

Comme le souligne le patriarche (ibid), le rajeunissement de l'âge moyen des fidèles dans les églises est frappant. Dans les années 1990 on y voyait surtout des personnes âgées, et majoritairement des femmes; aujourd'hui ce n'est plus le cas: les fidèles sont clairement plus jeunes et plus instruites et il y a plus d'hommes. Le patriarche a raison de dire "Maintenant c'est la mmême proportion que dans la rue" (ibid). La Russie continue à manquer de lieux de cultes et de prêtres, mais on note un tassement du nombre d'inscrits en séminaires (3), avec moins de 10 séminaristes dans certains qu'on parle de regrouper. Ce n'est toutefois pas un problème général et un record d'inscriptions (50) a par exemple été enregistré en octobre 2012 à Khabarovsk en Sibérie (4).

Cette mutation du corps ecclésial a amené des modifications structurelles où la personnalité du patriarche Cyrille a joué un rôle important depuis son élection le 27 janvier 2009.

Renforcement de la conciliarité et du rôle du patriarche: La tradition orthodoxe de l'Église russe diffère considérablement du catholicisme comme le montrent les débats sur la primauté (5): il n'y a pas de Pape et la voix du patriarche n'a qu'un poids relatif par rapport au Synode où siègent des évêques. Le patriarche y est le "primus inter pares" – premier parmi les égaux et, dans son diocèse, l'évêque est seul maître après Dieu. Avant les réforme du patriarche Cyrille il y avait beaucoup d'évêques nommés par le synode et très indépendants vis-à-vis du patriarche. Le patriarche était donc important, mais entouré d'autres personnalités puissantes qui occupaient les principaux postes en haut de la hiérarchie (avant d'être élu patriarche Mgr Cyrille cumulait ainsi la chaire d'évêque de Smolensk et Kalinigrad, la direction du prestigieux DRRE, qui en faisait de fait le bras droit du patriarche, et l'animation d'une émission TV hebdomadaire très écoutée: "Parole de pasteur"; ces différentes fonctions le rendaient incontournable tant à l'intérieur qu'à l'étranger…) De plus, l'organe suprême de direction de l'Eglise, le Concile local qui représente vraiment le "Peuple de Dieu", n'étant de fait réuni que pour l'élection d'un nouveau patriarche, les décisions étaient laissées au Concile épiscopal, ce qui réduisait beaucoup la conciliarité au sein de l'Eglise.

Le patriarche Cyrille a très bien compris la nécessité de moderniser l'Église et il a fait en sorte d'augmenter la conciliarité et le dialogue entre l’Eglise et la société, d'une part, et d'autre part il a renforcé l'administration de l'Eglise pour lui faire gagner en efficacité sur un model quasi managérial de grande entreprise.

Faire participer le Peuple de Dieu

La Conférence interconciliaire (6), créé par le Concile local de janvier 2009, est une façon de faire participer tout le Peuple de Dieu qui n’a ni précédent ni équivalent dans aucune des églises chrétiennes du monde. La CI comprend 144 membres nommés par le Saint synode pour quatre ans: 54 évêques, 59 clercs, 7 moines et 25 laïcs travaillant dans 13 commissions (7) qui s'élargissent à des experts extérieurs. Elle représente ainsi un concile local réduit qui siège en permanence et prépare les décisions du concile épiscopal en les soumettant à un large débat populaire.

La CI travaille sur toute question qui lui soumise par le concile et elle prépare de projets de documents pour les délibérations du concile épiscopal, voire du concile local. Les sujets portent sur la vie interne et la mission de l'Église et les projets de documents sont soumis à un débat publique par l'intermédiaire des diocèses et sur Internet (8). Ce débat public n'est pas factice: les textes sur l'usage et la modernisation du slavon (9) et sur le monachisme, par exemple, ont été retournés en commission (10). Mais plus de 20 documents ont été adoptés et soumis au concile épiscopal qui les a généralement entérinés. La participation du Peuple de Dieu dans les décisions de l'Eglise est ainsi bien réelle…

Administrer plus efficacement

Nouveaux diocèses et métropoles: Les structures de l'Eglise russe étaient restées figées depuis l'époque soviétique avec, pour la Russie, environ 90 diocèses, un par division administrative de la Fédération de Russie (sur un total de 160 diocèses). Mais le nombre de ses institutions, paroisses, monastères, séminaires, etc., ayant décuplé, les diocèses devenaient ingérables avec jusqu'à 200 paroisses contre 40-80 dans les années 1990 (l'objectif étant d'en avoir environ 50). Il est donc devenu indispensable d'adapter l'organisation ecclésiale et le concile épiscopal de février 2011 a lancé une grande réorganisation (11): il y a maintenant 163 diocèses en Russie (sur 274 au total) regroupés en 46 métropoles, chaque métropolite dirigeant ainsi deux ou trois évêques. Les évêques sont plus proches des paroisses, ce qui leur permet de mieux contrôler les prêtres, dont la formation s'améliore, et la gestion des paroisses gagne en efficacité.

Un nouveau statut des paroisses a été adopté dès 2009 (12) pour remplacer celui hérité de la période soviétique (1960 modifié en 1999). Alors qu'auparavant le Conseil paroissial contrôlait le recteur, c'est maintenant l'évêque diocésain qui est le responsable suprême de la gestion de la paroisse et le recteur préside de droit le Conseil paroissial et assure la gestion courante. Par contre les évêques sont eux-mêmes contrôlés plus étroitement par les métropolites, qui rendent compte au synode eu au patriarche, mais aussi par les services synodaux horizontaux coordonnés par le "Conseil suprême de l'Eglise".

Le "Conseil suprême de l'Église" chapeaute l'édifice administratif. Créé en mars 2011 (13), il reprend le nom et les fonctions d'un organisme qui avait été fond épar le concile de 1918 mais avait rapidement disparu durant les persécutions bolchéviques. C'est "le conseil de direction" de l'Église: présidé par le patriarche, il regroupe les évêques, archimandrites et laïcs qui dirigent les départements synodaux et les différentes commissions. Il est soumis au Saint-Synode, qui demeure l'organe administratif suprême entre les réunions du Concile des évêques et doit donc approuver et valider les décisions préparées par le Conseil, mais le patriarche a ainsi un instrument pour préparer les décisions du Saint-Synode.

Le patriarche est ainsi effectivement dans une position centrale: il oriente les travaux de la CI, dont il préside les séances plénières, assurant ainsi la participation du Peuple de Dieu entre les Conciles, et il centralise efficacement l'administration de l'Eglise jusqu'aux paroisses. Nous sommes pratiquement sur un model managérial.

Préserver l'unité

Il y toujours des courants de pensée divergents dans l'Eglise, mais on peut dire que les oppositions sont moins exacerbées. De véritables antagonismes existaient il y a vingt ans entre un courant très traditionaliste, qui s'opposait à toute évolution, que ce soit de la langue liturgiques, des traditions piétiste ou du dialogue œcuménique, et un courant plus réformateur, qui s'appuyait en particulier sur les avancées théologiques de l'Ecole de Paris. Le patriarche Alexis avait su maintenir un savant équilibre en punissant ceux qui allaient trop loin des deux côtés: ainsi le père Georges Kochetkov, réformateur très connu pour ses "expérimentations pastorales" (offices en russe, catéchuménat des baptisés…) et la création d'une fraternité qui les mettaient en pratique, a été interdit (1997-2000), ses ont été travaux sévèrement critiqués par la commission biblique et certains ont été interdits (2001), certains de ses partisans ont été excommuniés localement (Arkhangelsk, Tver, 2007)… tout cela l'amenant a faire amande honorable et à prendre un profil bas en abandonnant par exemple, sauf exception, les célébrations en russe. De l'autre côté, l'évêque Diomide de Tchoukotka qui avait anathémisé les responsables du patriarcat pour œcuménisme et soumission au pouvoir ("sergianisme") a été déchu et réduit à l'état de simple moine (2008).

Depuis l'élection de Mgr Cyrille les controverses sont moins aigues. Cela tient d'abord au changement de génération: d'une nouvelle génération: les quadragénaires sont arrivés en nombre aux postes de direction, largement promus par le patriarche Cyrille. Ils soutiennent ses réformes. Ils ont muri après 1991, quand l'Eglise s'est libérée, et ont fait quasiment un choix de carrière et non un apostolat. Ils sont moins portés sur le mysticisme, plus «réaliste», plus gestionnaires. De plus, le débat a été largement canalisé par la Commission Interconciliaire: des thèmes comme la russification du slavon, la réforme du monachisme, la crémation, etc., donnent toujours lieu à des empoignades mais dans le cadre du débat organisé par la CI. Et la réforme administrative permet de faire appliquer des règles élaborées par les services synodaux qui disant qui doit faire quoi, comment faire ceci ou cela selon des règles managériales éprouvées.

Il reste néanmoins une opposition au patriarche et ses réformes, surtout parmi les plus âgés. Il y e a en particulier parmi les moines dont ceux de la Trinité- saint Serge. Ils sont respectés pour leur spiritualité, leur vie, leur foi, mais ils ont plutôt moins d'influence que ceux qui sont dans la hiérarchie. Et ceux là doivent, pour beaucoup, leur place au patriarche et le soutiennent majoritairement.

Puissance économique atomisée

Cette Eglise dont le patriarche Cyrille cherche à rendre l'administration plus efficace constitue un poids lourd économique certain. Elle salarie entre 50 000 et 100 000 clercs et laïcs (sans compter les emplois à temps partiel comme les chantres, presque toujours professionnels et rémunérés dans les villes) dans plus de 50 pays. Mais, si l'essentiel se trouve en Russie et Ukraine, les chiffres son pratiquement impossible à préciser: les dizaines de milliers d'établissements (paroisses, monastères, séminaires et instruits…) sont autant de personnes morales indépendantes aux plans juridique, économique et fiscal (héritage de la volonté délibérée du pouvoir soviétique d'affaiblir l'Eglise par tous les moyens).

Les revenus de l'Eglise russe sont impossibles à consolider pour les mêmes raisons. Le chiffre d'environ 1,5 milliard d'Euro est cité par certaines publications, mais ce chiffre impressionnant ,4 fois le chiffre d'affaire de la plus grosse entreprise mondiale, Schell, n'est pas sérieusement documenté et peu, à la rigueur, donner un ordre de grandeur. Il couvrirait aussi bien le fonctionnement que les investissements…

Le budget central du patriarcat n'est plus publié depuis 1997 Il est très réduit: il s'agit de couvrir le fonctionnement des services du patriarcat et les recettes proviendraient essentiellement des revenus de l'usine de produits religieux "Sophrino" et du complexe hôtelier du monastère saint Daniel à Moscou; 15% proviendrait traditionnellement des diocèses. Pour la première fois depuis 1918, le budget fédéral va financer l'Eglise: une subvention importante (environ 40 millions d'euro par an) va être attribuée à l'Eglise en 2014-2017 dans le cadre du programme fédéral de "renforcement de l'unité de la nation et développement culturel des peuples de Russie" (14).

La nouvelle organisation va peut être améliorer cela et donner au patriarcat plus de moyens de contrôler l'ensemble des flux financiers grâce à la verticale des responsabilités métropole – diocèse - paroisses, mais cela reste difficile eu égard à la très grande dispersion des acteurs: non seulement chaque évêque, mais aussi chaque recteur de paroisse ou directeur d'établissement gère son propre budget de fonctionnement, de restauration de bâtiments historiques ou de construction, d'œuvres sociales… et le plus souvent en faisant appel à des mécènes locaux privés ou publics. Le projet de cathédrale à Paris en est un exemple typique puisque ce budget impressionnant (on parle de 150 millions d'euro, terrain et construction inclus), est pris en charge par le budget de la fédération. Il en est de même pour la restauration de l'église de Nice (15): "plus de 13 millions de dollars".

"Signes extérieurs de richesse" : les adversaires de l'Eglise mettent l'accent sur les "signes extérieurs de richesse" affichés par le haut clergé. Mais s'agit généralement de cadeaux dont l'usage est très bien accepté par les fidèles: par il parait normal que les évêques aient des voitures du mêmes que les autres personnalités de la région, hauts fonctionnaires ou dirigeants d'entreprises…

Conclusion

L'Eglise russe a ainsi profondément changé ces dernières années, surtout sous l'impulsion du patriarche Cyrille. Dans le prochain article je vais analyser les répercussions de ces changements dans les relations de l'Eglise russe avec le monde extérieur, tant en Russie qu'en dehors de ses frontières traditionnelles.

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Sources et références

(1) http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Russie-quadruplement-du-nombre-d-Orthodoxes_a3503.html
(2) http://www.pravmir.ru/rozhdestvenskoe-bogosluzhenie-v-moskve-posetili-230-tys-chelovek/
(3) http://www.patriarchia.ru/db/text/2840441.html
(4) http://khabarovskonline.com/public/rekordnoe_kolichestvo_studentov_zachisleno_v_duhovnuyu_seminariyu_habarovska_/
(5) http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Position-du-Patriarcat-de-Moscou-au-sujet-de-la-primaute-dans-l-Eglise-universehttp://msobor.ru/
(6) http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/La-Conference-Interconciliaire-CI-de-l-Eglise-russe-Un-nouveau-chapitre-dans-l-histoire-de-l-Eglise-orthodoxe-russe_a2779.html
(7) http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/La-Commission-permanente-interconciliaire-aura-a-definir-l-attitude-de-l-Eglise-vis-a-vis-des-partis-politiques-de-la_a716.html
(8) http://msobor.ru/
(9) http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Projet-de-document-de-la-Conference-Interconciliaire-CI-sur-le-slavon-dans-la-vie-de-l-Eglise-russe-du-XXIe-siecle_a2800.html
(10) http://www.blagogon.ru/news/223/
(11) http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/La-restructuration-de-l-Eglise-russe_a1826.html
(12) http://www.patriarchia.ru/db/text/976606.html
(13) http://www.patriarchia.ru/db/text/1434922.html
(14) http://www.rosbalt.ru/main/2013/11/18/1200982.html
(15) http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Restauration-de-la-cathedrale-orthodoxe-de-Nice_a3174.html

Rédigé par Vladimir Golovanow le 22 Janvier 2014 à 19:55 | 4 commentaires | Permalien



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